"J'admets que le Camp est terriblement difficile à définir. Il faut le méditer et le ressentir intuitivement, comme le Tao de Lao-Tseu. Quand vous y serez parvenu, vous aurez envie d'employer ce mot chaque fois que vous discuterez d'esthétique ou de philosophie, ou de presque tout. Je n'arrive pas à comprendre comment les critiques réussissent à s'en passer."


Christopher ISHERWOOD, The World in the Evening

"Le Camp, c'est la pose effrénée, l'affectation érigée en système, la dérision par l'outrance, l'exhibitionnisme exacerbé, la primauté du second degré, la sublimation par le grotesque, le kitsch dépassant le domaine esthétique pour intégrer la sphère comportementale."

Peter FRENCH, Beauty is the Beast



mercredi 15 février 2012

LA GRANDE DESOPULENCE


BB's MOVIES
par BBJane Hudson

« Les temps sont durs
Serrons-nous la ceinture... »
fredonnait ma bisaïeule Pulchérie Lamerluche lors de la fameuse crise qui frappa le village de Fouillicourt-les-Bernouflettes, de novembre 1886 à mars 1887.
Du jour au lendemain, les bonnes gens du patelin se retrouvèrent sans le sou, contraints de se nourrir de racines terreuses, de baies non domestiquées et de menus immondices, couchant à la belle étoile au fond de leur jardin (lorsqu'ils avaient la chance d'en posséder un, les autres devant se contenter de grelotter sur le pas de leur porte ou de se blottir au creux des caniveaux), égarant délibérément leurs enfants dans les profondeurs de la forêt voisine après avoir confisqué leurs cailloux blancs (ladite forêt étant en réalité un bosquet, les gamins avaient vite fait de regagner leur absence de domicile, et il fallait alors les égorger), vendant leurs cheveux et leurs dents en fonte aux habitants des bourgs limitrophes, épargnés par la récession.

Fouillicourt-les-Bernouflettes

Ces temps de misère, que la mémoire locale désigne encore, avec un gros frisson sur l'échine, comme « La Grande Désopulence » (« Quand c'est désopulent, on rigole pas ! » disait ma bisaïeule), prirent heureusement fin avec l'élection d'un nouveau maire qui fit raser toutes les maisons et instaura un couvre-feu dont le non-respect était sanctionné par la décapitation immédiate.
De sans-abris, les Fouillicourtois passèrent au statut d'émigrants, dans un grand mouvement d'exode vers les villages environnants où ils refirent vaguement fortune par le biais d'ingénieuses rapines.

Un Fouillicourtois en exode

« Le plus dur, en c'temps-làlle », confiait ma bisaïeule, « c'est qu'on pouvait même plus acheter des vélocipèdes à nos mioches ! »
Comme nul ne l'ignore, le vélocipède constituait alors le seul recours contre l'usure des semelles de godillots, une usure que les gosses pratiquaient avec ardeur, habitués qu'ils étaient à battre les gadoues et à pouloper en tous sens sans raison discernable en faisant un affreux potin (qui provoquait, chez les adultes, une usure prématurée des trompes d'Eustache). Aussi, l'impossibilité d'en acheter (des vélocipèdes) posait-elle un fichu problème, dans la mesure où les gamins se retrouvaient bientôt nu-pieds, ce qui est fort contraire à la bonne santé et entraîne généralement des rhumes de cerveau (les gosses étant de petite taille, la maladie se propage rapidement de la voûte plantaire à la boîte crânienne...)

 Un Fouillicourtois sur son vélocipède

En 1950, Joan CRAWFORD dut affronter le même problème dans un très sombre film de Vincent SHERMAN, connu en Néerlande sous le titre de De Verdoemden Zwijgen, en France sous celui de L'Esclave du gang, et baptisé The Damned don't Cry aux Etats-Unis.
Soumise à la semi-misère, ou du moins à l'obligation de serrer drastiquement les cordons du porte-monnaie (elle fut l'une des dernières à posséder un porte-monnaie à cordons), Joan ne peut offrir à son mouflet la bicyclette de ses rêves. Son cœur de mère en saigne comme un cochon à l'abattoir, aussi se résout-elle, pour stopper cette hémorragie, à faire fi de la dèche, quitte à se saigner aux quatre veines (ce qui, au demeurant, n'arrange rien...)
Elle achète donc la bicyclette, à la grande joie de son rejeton, mais au désespoir de celui avec qui elle conçut ledit gnard, à savoir son époux, le pragmatique Richard EGAN. S'ensuit une engueulade en règle, où le père furibard ne mâche pas ses arguments, et en produit même d'assez cocasses (« A ce train-là, tu finiras par lui acheter un zeppelin ! »), n'hésitant pas à rappeler à Joan qu'il effectue un travail d'une extrême dangerosité (grossiste en amiante ou un machin dans le genre) et que la seule dépense qu'il puisse s'autoriser est de payer son assurance.

Aussi extravagant que cela paraisse,
le film jouit même d'un titre Belge : "Le Silence des damnés"...

Les bonnes intentions forment le pavement de l'Enfer ; la pauvre Joan s'en avisera doublement au cours de cette séquence, le savon passé par son jules n'étant que le prélude à un événement beaucoup plus déplorable, que je ne puis décrire sans qu'à mes yeux battus ne se pressent les larmes. Voyez plutôt :


Logiquement, le poids d'une éléphantesque culpabilité devrait s'abattre sur Joan.
Eh ben non, pas tout !...
C'est sur son mari qu'il retombe, accusé d'avoir chipoté pour 39 malheureux dollars, et d'avoir provoqué, par sa malembouchure, la mort de leur fiston. On dira ce qu'on voudra, mais les années 50 étaient bien moins sexistes qu'on ne veut nous le faire accroire...
Joan plaquera sans retard cet épouvantable ronchon et entamera une existence quelque peu chaotique, louant son corps au plus offrant, puis fricotant avec la pègre avec une sympathique absence de scrupules... Mais ceci est une autre histoire, fort bien narrée au demeurant par l'efficace Vincent SHERMAN dans ce film volontiers campy, qu'il n'est pas interdit de préférer au plus connu Roman de Mildred Pierce.
Fidèle à son image de marque, Joan s'y montre beaucoup trop âgée pour le rôle, et tend tous les ressorts de sa séduction déclinante pour nous faire compatir aux tourments de ce qu'il faut bien appeler une belle garce...
Cette merveille est hadopisable chez Old ciné passion...

6 commentaires:

  1. ...doux Jésus! quelle chronique! ...Eugène Sue ou Bossuet, vous atteignez là très chère, des sommets rien moins qu'alpin! j'en ai les yeux tout embués d'émotion.
    Ça va être dur de passer après vous vénérée redac' en cheftaine !!!

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  2. Il paraitrait que les frères Dardenne ont des aïeux à Fouillicourt-les-Bernouflettes. Et peut-être qu'une arrière grand-tante de Lars Von Trier recueillit-elle un des sans-abris fouillicourtois dans un des villages environnants. Elle fut elle-même une âme dévouée à l'exploration des bas-fonds, anthropologue du Grand Nord ignoré. Certains de ses savants ouvrages pourrissent encore dans les bibliothèques des villages de la région. Car une telle veine cinématographique puise dans le vécu. Merci d'avoir rendu hommage à Fouillicourt, terreau originel de nombreuses inspirations.

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  3. L'émotion a perturbé ma graphie : un "qu'" de trop encombre ma seconde phrase. Vous aurez l'obligeance de ne point le lire...

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  4. Ma chère BB, chacun son tour, cette fois, c'est moi qui t'ai tagué^^

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  5. C'est réellement désopulant, si je puis me permettre...

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