"J'admets que le Camp est terriblement difficile à définir. Il faut le méditer et le ressentir intuitivement, comme le Tao de Lao-Tseu. Quand vous y serez parvenu, vous aurez envie d'employer ce mot chaque fois que vous discuterez d'esthétique ou de philosophie, ou de presque tout. Je n'arrive pas à comprendre comment les critiques réussissent à s'en passer."


Christopher ISHERWOOD, The World in the Evening

"Le Camp, c'est la pose effrénée, l'affectation érigée en système, la dérision par l'outrance, l'exhibitionnisme exacerbé, la primauté du second degré, la sublimation par le grotesque, le kitsch dépassant le domaine esthétique pour intégrer la sphère comportementale."

Peter FRENCH, Beauty is the Beast



lundi 30 juin 2014

KITSCH, SEX AND FUN ! La Fabuleuse histoire des Beach Movies.

Deuxième partie : Âgisme et gérontophilie




La volonté distanciatrice des auteurs du cycle AIP est confirmée par la multitude de notations surréalistes et absurdes rencontrées dans diverses séquences. Dès le deuxième film, Muscle Beach Party (peut-être le plus Camp de la série), l'humour familial vire fréquemment à un délire dont l'énormité se dispense de justifications logiques.
Le générique se compose de dessins farfelus où nous voyons une créature extraterrestre (absente du scénario) menacer la plage, un garçon « jouer » d'une fille comme d'une guitare tandis qu'un autre lèche le corps d'une baigneuse, un culturiste faire éclater son biceps à force de le gonfler.



Les scènes de surf filmées en transparences sont plus artificielles que jamais ; la go-go girl Candy Johnson, baptisée « Miss Perpetual Motion » pour sa façon hystérique de twister, catapulte les garçons dans le décor à chacun de ses déhanchements ; Peter Lorre, dans le rôle de l'Homme le Plus Fort du Monde (!), vit dans un cadre outrageusement gothique décoré de bougies, de têtes de morts et de vieilles photos de culturistes. Pour sa première apparition, nous ne voyons que ses mains qui broient des briques et cassent des planches tandis qu'il téléphone en émettant des grognements bestiaux. Un gorille fait du surf et conduit une voiture (« mieux que ma belle-mère », commente un policier) dans Bikini Beach ; dans Beach Blanket Bingo, le crétin de service, Bonehead (Jody McCrea), rencontre une sirène dont il tombe amoureux, et Eric Von Zipper, coupé en deux par une scie circulaire, voit ses jambes s'éloigner de son buste qui reste brièvement suspendu dans les airs avant de tomber sur le sol. Au cours d'une bagarre dans Pajama Party, l'un des garçons trébuche aux pieds d'une fille et découvre qu'elle a quatre jambes (vision monstrueuse de la féminité, typique de la misogynie à l'œuvre dans la série). How to Stuff a Wild Bikini s'ouvre sur un singulier générique d'animation en pâte à modeler, et s'achève par une course de motos pleine d'embûches extravagantes, tandis que The Ghost in the Invisible Bikini, dernier opus de la série, qui ressemble à un épisode de « Scoubidou » (bien que de trois ans antérieur au dessin animé) ou aux parodies « fantastiques » d'Abbott et Costello ou des Trois Stooges (l'un des scénaristes, Edward Ullman, avait écrit plusieurs scripts pour ce trio comique), collectionne les incohérences et les situations abracadabrantes (un majordome joué par l'ancienne star du muet Francis X. Bushman, semble devoir tenir un rôle important, mais disparaît subitement de l'intrigue après s'être fait assommer d'un coup de masse par Basil Rathbone).

Multijambisme...
 
C'est néanmoins leur dimension queer qui constitue l'aspect le plus réjouissant de ces films. Commune à tous les beach movies, et non au seul cycle A.I.P., elle prend dans ce dernier une coloration plus variée, et dépasse le cadre du sous-texte gay (très présent) pour s'intéresser à d'autres expressions du déviant.
L'une d'elles est la peinture de relations intergénérationnelles troublantes, suite à l'intrusion sur la plage de personnages âgés. C'est dans Beach Party que ce thème récurrent est traité le plus exhaustivement.
L'importun est ici le professeur Sutwell (Robert Cummings), un anthropologue venu étudier les mœurs des adolescents pour les besoins de son prochain livre : « Le Comportement des jeunes adultes et leurs points communs avec les tribus primitives ». Son assistante, Marianne (Dorothy Malone), lui suggère un titre plus concis et expressif : « Teenage Sex » -- insinuant que l'intérêt du professeur n'est pas moins libidinal que scientifique.
Sutwell est continuellement montré en train d'épier les adolescents avec un télescope ou un capteur de sons, ce qui l'assimile à un prédateur pédophile (un terme que j'emploie à défaut, puisque ses proies putatives, loin d'être pré-pubères, ne sauraient davantage être qualifiées de juvéniles, comme ironisaient les critiques qui jugeaient les acteurs un peu trop mûrs pour leurs rôles) (1).
La barbe généreuse du professeur lui donne l'aspect d'un satyre, et fait l'objet de nombreux commentaires tout au long du film : il dit l'avoir laissée pousser dans sa jeunesse afin de se donner l'air doctoral et d'asseoir son autorité sur des élèves guère plus âgés que lui. Pour son assistante Marianne, qui le convoite et
s'inquiète de son intérêt pour les adolescents, cet attribut pileux est rassurant en ceci qu'il accuse son âge et le rend moins attrayant pour les jeunes filles. Ce en quoi elle voit juste, car quand Dee Dee décide de courtiser Sutwell afin de rendre Frankie jaloux, elle insiste pour qu'il se rase et lui fournit elle-même un rasoir électrique. « Je reviendrai quand vous vous serez séparés », lui dit-elle, parlant de la barbe comme d'une rivale. Elle montre par là que son attirance œdipienne pour le professeur n'est pas aussi inconsciente qu'il pourrait le penser : si elle recherche un substitut paternel, il faut que celui-ci se rende insoupçonnable en tant que tel.


Le professeur Sutwell (Robert Cummings)

On notera que Dee Dee est le diminutif de Dolores, qui est aussi le prénom de la Lolita de Nabokov. On peut supposer que cette référence était voulue par les auteurs, puisque le personnage se voit attribuer un prénom différent de celui de son interprète, alors que Frankie Avalon prête le sien à son rôle (le terme
"lolita" est d'ailleurs prononcé dans le dialogue).

Ce couple intergénérationel consomme métaphoriquement sa liaison lors de la scène du baptême de l'air, où Sutwell démontre ses talents de pilote à une Dee Dee très crân
e -- mais verdâtre. Les loopings et autres figures aériennes suggèrent l'apprentissage d'un Kama Sutra symbolique par la jeune fille, qui ne parvient plus à cacher son malaise et insiste pour atterrir. Quand Sutwell lui déclare qu'il a appris à piloter avant la guerre, elle lui demande de quelle guerre il s'agit, ramenant ainsi son « pilote » à la conscience de leur différence d'âge.
Finalement, Sutwell renoncera à flirter avec Dee Dee, et cèdera plus sagement aux avances de son assistante.

Le Professeur Sutwell (rasé de près) et Dee Dee

Dans chaque film de la série, on retrouve un personnage calqué sur celui du professeur et assumant la même fonction perturbatrice -- mais aucun d'eux n'aura désormais d'aventure amoureuse avec l'un des jeunes (à une exception près, que j'évoquerai plus loin), le sujet étant peut-être jugé trop risqué, après coup.
Dans
Bikini Beach (William Asher, 1964), il s'agit d'Harvey Huntington Honeywagon (Keenan Wynn), un éditorialiste qui, à l'instar de Sutwell, soutient la thèse du primitivisme de la jeune génération, allant jusqu'à la présenter comme le chaînon manquant entre le singe et l'homme !
Scopophile comme son prédécesseur (
« Vous n'avez jamais été qu'un observateur », lui reproche l'institutrice Vivien Clements [Martha Hyer] dans une accusation tacite d'impuissance), il passe une partie de son temps à observer les adolescents avec des jumelles, et se promène escorté d'un gorille, Clyde, dont le comportement, similaire à celui des teenagers, est censé prouver le bien-fondé de sa théorie.
Mais l'animal apparaît surtout comme l'incarnation du satyrisme de son propriétaire ; tandis que son maître conserve une attitude calme et digne au milieu des jeunes gens, Clyde s'excite, cabriole, se conduit comme un possédé.
Honeywagon fomente le rachat de la plage, où il souhaite bâtir une résidence pour le troisième âge. Ce projet achève de le caractériser comme le censeur des élans juvéniles, sans doute en réaction à son impuissance et à sa frustration.


Honeywagon (Keenan Wynn) et Clyde

Dans
Pajama Party, J. Sinister Hulk (Jessie White) ne nourrit pas de grief particulier à l'encontre des adolescents, mais interfère dans leurs festivités en voulant dérober le magot amassé par la tante de l'un d'eux.
Cette fois, les perturbateurs/voyeurs aux prétentions sociologiques sont des extraterrestres qui surveillent les surfers depuis leur vaisseau spatial, et envoient un émissaire étudier leurs mœurs. Une fois n'est pas coutume, celui-ci est jeune
-- comme l'est le chef des extraterrestres joué dans un cameo par Frankie Avalon, sans doute soumis à des obligations contractuelles qui l'empêchèrent de tenir le rôle de Frankie. (2)


Frankie, extraterrestre en chef

Dans Beach Blanket Bingo et How to Stuff a Wild Bikini, les importuns tentent d'exploiter l'enthousiasme et la crédulité des surfers à des fins publicitaires. Dans le premier film, le populaire comédien Paul Lynde incarne Bullets, impresario d'une jeune chanteuse dont il veut faire une star ; dans le second, Mickey Rooney tient un rôle similaire de publiciste en quête de « jeunes américains moyens » pour promouvoir ses produits.
Enfin,
The Ghost in the Invisible Bikini détient la palme du casting canonique avec Boris Karloff, Basil Rathbone, Francis X. Bushman et Patsy Kelly, impliqués dans une chasse au trésor au sein d'un château hanté où débarque un groupe de teenagers (c'est le seul beach movie qui ne se déroule pas sur une plage, mais autour d'une piscine -- pour le moins incongrue dans le parc d'un manoir gothique !)
La prolifération de comédiens « sur le retour » donne à la série un cachet nostalgique à la
Boulevard du Crépuscule, qui ajoute à sa saveur Camp par le contraste morbide entre les corps superbes de jeunes acteurs pétant de santé, et l'apparence beaucoup moins sémillante de leurs aînés, parfois ravagés par la maladie (Boris Karloff et surtout Buster Keaton, qui fait réellement peine à voir).
Ajoutons que quelques films du cycle prennent pour
gimmick l'apparition furtive d'une star âgée (Vincent Price dans Beach Party ; Peter Lorre dans Muscle Beach Party ; Boris Karloff dans Bikini Beach), comme la marque insistante d'un certain fétichisme de la vieillesse et du déclin, qui fait flotter sur ces œuvres un curieux parfum gérontophile.


Boris Karloff, Francis X. Bushman et Basil Rathbone
sur le tournage de The Ghost in the Invisible Bikini.

La tension sexuelle entre
teenagers et seniors reste toutefois métaphorique et ne s'exprime qu'à travers les intentions prédatrices des protagonistes âgés. Les auteurs ne s'aventurent à dépeindre de façon manifeste une idylle intergénérationnelle que dans les deux premiers films de la série.
Dans
Muscle Beach Party, cette liaison implique cette fois Frankie, qui, à la différence de Dee Dee dans Beach Party, n'en prend pas l'initiative. Il fait l'objet des sollicitations pressantes de Julie (Luciana Paluzzi), une comtesse italienne un peu plus vieille que lui, mais pas suffisamment pour que leurs rapports prennent une coloration œdipienne aussi marquée que dans le film précédent (détail amusant : Frankie Avalon avait en fait deux ans de plus que Luciana Paluzzi).
La comtesse est l'une des figures féminines les plus intéressantes du cycle A.I.P., par l'anxiété patriarcale et la misogynie qu'elle révèle chez les auteurs --
tout comme le film est le plus éloquent quant à la problématique des genres sexuels. Cette femme richissime et séduisante est la seule de toute la série à jouir de prérogatives généralement dévolues aux personnages masculins. Elle exerce le pouvoir (sur ses employés et son homme de confiance, S.Z. Matts [Buddy Hackett]), est autonome financièrement et sexuellement, initie les manœuvres de séduction, et s'approprie l'apanage du regard.
Au début du film, nous la voyons scruter
aux jumelles, depuis son yacht, un groupe de culturistes qu'elle convoite et qu'elle examinera de près lors d'une revue de détail offerte à son intention. Chaque bodybuilder décline son nom et exhibe ses muscles sous son œil jaugeur, tandis que leur entraîneur s'insurge : « Je n'aime pas son regard. Ce n'est pas celui d'une dame ». C'est que ce type de regard, habituellement réservé aux hommes et exercé sur les femmes, prend un caractère spoliateur lorsque l'une d'elles en fait usage. Elle en enveloppe également Frankie (qui plus est à son insu) lorsqu'elle le découvre en train de chanter son dépit amoureux sur la plage.


Luciana Paluzzi examine Peter Lupus.

Sa nature prédatrice est explicitée dans la scène où elle survole en hélicoptère le groupe de culturistes pour mieux les observer ; elle s'attire cette protestation de Matts : « Si on descend davantage, on va leur couper la tête ! », à quoi elle rétorque d'un ton badin : « Je ne suis pas intéressée par leurs têtes ». Cette allusion grivoise, jointe à l'idée de décollation, fait d'elle une sorte d'oiseau de proie planant au-dessus de ses victimes. Le dialogue l'associe d'ailleurs à une image de la monstruosité lorsque Dee Dee la salue du surnom de « fiancée de Godzilla », en référence à la montagne de muscles dont elle s'est entichée. 


Vue plongeante -- la comtesse observe ses proies depuis son hélicoptère.

Comme pour rétablir l'ascendant machiste mis à mal par la comtesse, les deux jeunes filles attachées au service des bodybuilders sont présentées comme des créatures assujetties, des robots obéissant sans broncher aux ordres donnés (nous les voyons même coltiner les altères servant à l'entraînement des athlètes), et sont plusieurs fois qualifiées d'« accessoires ».
La confrontation de la comtesse (qui concilie élégance, séduction et tempérament masculin), au groupe de culturistes (symboles hypertrophiés de la virilité), participe à la charge Camp du film. Elle joue sur une figure classique du concept, celle de la tentatrice évoluant parmi des gymnastes parfois indifférents (ceux que Jane Russell tente vainement de distraire de leurs exercices en chantant « Ain't There Anyone Here For Love ? » dans une scène fameuse des
Hommes préfèrent les blondes), parfois attentionnés (la visite du hammam par Mae West dans Sextette), mais ne manifestant jamais de véritable intérêt sexuel.
Le défilé de culturistes offert par
Muscle Beach Party appelle le rapprochement avec l'un des aspects les plus identifiables de l'érotisme gay, qui s'ajoute à la fantasmatique pédérastique habituelle de la série. Cette conjonction prend la forme d'un affrontement entre les teenagers et les « gros bras », les premiers voyant d'un mauvais œil l'occupation de leur plage par les seconds.
Cette guerre de territoire est momentanément réglée lorsqu'après avoir protesté, l'un des adolescents est traîné sur le sable par deux athlètes, qui tracent avec son corps une ligne de démarcation entre leur espace et celui des surfers. Au premier degré, l'hostilité de ces derniers semble répondre à une crainte de la compétition qu'entraîne, sur le plan des conquêtes féminines, la présence de ces parangons de virilité (encore que les spécimens ici rassemblés soient singulièrement peu attrayants). Ce ressentiment peut également être attribué au fait que les
bodybuilders sont nettement plus âgés, et traduire le rejet des aînés manifesté dans tous les films du cycle. Mais il reflète aussi l'antagonisme familier dans la culture gay entre twinks (3) et beefcakes (4), un antagonisme qui reproduit celui des surfers et des Rats (twinks contre fétichistes du cuir).


Tracer une frontière...

Muscle Beach Party est riche d'autres allusions queer : tandis que la comtesse défie la binarité des genres par sa mâle assurance, et parfois par sa tenue (l'uniforme de capitaine qu'elle porte sur son yacht), les culturistes arborent capes et slips roses, se soumettent aux ordres de leur entraîneur, et s'apparentent à des bimbos sans cervelles. Leur champion, Flex Martian (Peter Lupus), qui devient l'homme-objet de la comtesse, est aussi celui de leur manager Jack Fanny (Don Rickles). Lorsqu'il s'envole, suspendu aux barres d'atterrissage de l'hélicoptère de sa dulcinée, l'entraîneur lui hurle cette injonction digne d'une épouse inquiète : « Reviens pour le souper ! ».
(à suivre...)

Jack Fanny et ses bimbos mâles
(scrutés aux jumelles par la comtesse Julie).

Le très bizarre générique en pâte à modeler de
How to Stuff a Wild Bikini
 
  
1. Annette Funicello se maria et eut un enfant vers le milieu de la série ; Frankie Avalon avait 23 ans lors du tournage du premier film.
2. Pajama Party est, avec The Ghost in the Invisible Bikini, le seul film de la série où le personnage de Frankie est absent.
3. Terme désignant les jeunes garçons dans l'argot gay américain. 
4. Littéralement : "gâteaux de viande" (hommes très musclés).

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