"J'admets que le Camp est terriblement difficile à définir. Il faut le méditer et le ressentir intuitivement, comme le Tao de Lao-Tseu. Quand vous y serez parvenu, vous aurez envie d'employer ce mot chaque fois que vous discuterez d'esthétique ou de philosophie, ou de presque tout. Je n'arrive pas à comprendre comment les critiques réussissent à s'en passer."


Christopher ISHERWOOD, The World in the Evening

"Le Camp, c'est la pose effrénée, l'affectation érigée en système, la dérision par l'outrance, l'exhibitionnisme exacerbé, la primauté du second degré, la sublimation par le grotesque, le kitsch dépassant le domaine esthétique pour intégrer la sphère comportementale."

Peter FRENCH, Beauty is the Beast



mercredi 13 mai 2015

LES DESSOUS DE LA MADONE : Joan Crawford et le tournage de "TORCH SONG".


par BBJane HUDSON

Grâce à notre chère Valentine (Dieu bénisse ses faux cils !), vous n'ignorez plus désormais que La Madone gitane est au cinéma Camp ce que le paludisme est aux maladies tropicales : une référence incontournable. Pour ceux qui auraient raté le coche, c'est ici et ici que notre collaboratrice a évoqué, avec son ébouriffante faconde, les mille et une saveurs de ce morceau de choix. Après cette démonstration sans faille, il m'incombe aujourd'hui de vous entretenir d'un autre aspect, non moins jouasse, de l’œuvre incriminée : son tournage.
Pour reprendre la formule consacrée par Bette Davis dans cet autre joyau Camp qu'est
Eve : "Accrochez vos ceintures, va y avoir du tangage !"

Torch Song (j'emploierai dans cet article le titre original, qui claque autrement mieux que son équivalent français, par trop évocateur de confiseries lyriques telles que Carmen ou Frasquita) marqua le retour de Joan Crawford à la MGM, après dix ans d'absence. Le studio avait fait d'elle une star dès la fin des années 1920, avant de lui indiquer poliment le chemin vers la sortie pour cause de plantages successifs au box-office (Joan aimait à prétendre qu'elle avait elle-même empaumé la poignée de l'exit par manque de rôles stimulants -- une allégation qui reste sujette à caution...)
Ce retour au bercail fit tout un pataquès, comme s'en souvient Ramona Bankhead -- de son vrai nom Ginette Graindorge, célèbre figurante hollywoodienne d'origine poitevine, dont la filmographie totalise 525 films et autant d'imperceptibles silhouettes --, que j'eus le plaisir d'interviewer récemment dans la maison de repos californienne où elle coule une retraite paisiblement éthylique.
« Ils avaient déroulé des banderoles jusque dans les pissrooms, avec écrit dessus en grosses lettres : "Bienvenue chez vous, Miss Crawford !" C'était joliment émouvant ! Tout le personnel du studio se répandait en amabilités gluantes. Joan était aux anges ! On aurait dit Lazare au sortir du tombeau, avec tous les croquants qui lui faisaient la fête. Elle avait d'énormes sanglots qui lui remontaient du poitrail. On trouvait plus assez de kleenex pour éponger son eyeliner ».

 Ramona Bankhead dans sa maison de retraite

Toute à son euphorie, Joan décida d'établir son QG au sein des studios. Par un heureux hasard, la plupart de ses consœurs de la MGM étaient requises par des tournages en extérieurs. Elle s'appropria leurs loges qui, mises bout à bout, constituèrent bientôt une suite des plus spacieuses.  
« Elle décarrait plus du bahut », se souvient Ramona Bankhead. « A part le vendredi en fin d'après-midi, quand elle regagnait Brentwood Park pour s'occuper de sa marmaille. Elle avait fait poser un système d'éclairage à l'intérieur de sa limo, pour que ses fans puissent l'admirer quand elle rejoignait ses pénates. Elle leur envoyait des bécots derrière ses lunettes noires. On aurait dit le Pape ou la Reine Mère ».


Le scénario de Torch Song, adapté d'une nouvelle de I.A.R. Wylie, romancière lesbienne maintes fois portée à l'écran, suscita illico l'enthousiasme de Crawford. Sans doute estima-t-elle que le rôle de Jenny Stewart, une icône de Broadway mégalomane et despotique, était taillé à ses mesures (bien qu'il fût préalablement offert à Cyd Charisse, Lana Turner et Ann Sheridan, qui le jugèrent quelque peu messéant). De fait, le personnage apparaît comme un double de son interprète, ce qui constituait une aubaine, Crawford n'étant jamais meilleure que dans l'auto-incarnation.
La seule ombre au tableau était qu'il s'agissait d'une comédie musicale -- un genre peu accordé aux compétences de la star, qui n'avait plus gambillé à l'écran depuis plus de vingt ans, et dont le registre lyrique se situait quelque part entre le grelot d'une casserole et les trilles du cormoran.
Allait-elle s'arrêter à des détails aussi triviaux ? Certes non ! Forte de son engouement, elle se mit en devoir de dégotter le metteur en scène adéquat, et jeta son dévolu sur Charles Walters, signataire du célèbre Parade de printemps, et dont le dernier film, Lili, lui avait fait forte impression.

Charles Walters

Elle déboula chez lui, le scénario sous le bras et une bouteille de gin calée dans son cabas. Plusieurs toasts furent nécessaires pour convaincre Walters de l'intérêt du projet. Son admiration pour Crawford s'accompagnait d'appréhensions : la star était connue pour nouer avec ses metteurs en scène des relations extra-professionnelles de type horizontal, et le cher Chuck n'éprouvait pour les femmes qu'un goût très relatif. Il passa par une belle frayeur lorsque Joan le convia à Brentwood quelques jours avant le tournage, et tomba subitement le peignoir entre la poire et le Munster. Croyant son heure venue, il recommanda ses gonades au Seigneur et s'envoya une rasade de cordial avant de constater que les intentions de son hôtesse n'avaient rien de salace. « Je tenais à vous montrer avec quel matériel vous devrez composer dans le travail », expliqua-t-elle.
La matos en question, bien qu'ayant perdu de son lustre, pouvait encore faire illusion. La fille adoptive de Joan, Christina Crawford, estimait que les jambes demeuraient un atout appréciable, mais que les effets de la gravitation commençaient à toucher sévèrement le reste de l'anatomie.


On peut se demander pour quelles raisons Crawford, qui tout au long de sa carrière avait fait preuve d'un soin méticuleux dans l'élaboration de son image, perdit cette expertise à dater des années 1950. Torch Song est un exemple éclatant de cette propension nouvellement acquise à favoriser des choix esthétiques calamiteux. Comme de coutume, la comédienne décida elle-même de son maquillage, de sa coiffure et de sa garde-robe, qui atteignent tous trois une sorte de perfection dans l'atroce. Elle se créa un masque de gorgone d'un réalisme saisissant. Depuis quelques années, son rouge à lèvres avait cessé de suivre les contours de la bouche ; dans Torch Song, la magie du Technicolor met singulièrement en valeur ce copieux tartinage. Crayonnés au brou de noix sur une base de marqueur, les sourcils font craindre une transformation lors des nuits de pleine lune. La coiffure est si confondante qu'elle demeure à ce jour sans nom ; cette version bouffante de la coupe Playmobil inspira de toute évidence Faye Dunaway pour son incarnation de Crawford dans Mommie Dearest.


Le comble de l'horreur est atteint lors du fameux numéro chanté et dansé "Two Faced Woman", resté dans les annales hollywoodiennes comme l'un des moments Camp les plus spectaculaires des fifties. Selon la vieille tradition théâtrale du blackface (où des acteurs blancs apparaissent maquillés en noirs), l'actrice arbore un fond de teint couleur Banania et une perruque corbeau, offrant un saisissant contraste avec sa robe en sequins turquoise. 
En 1953, ce type de représentation des afro-américains commençait à sentir le fagot pour ses connotations racistes ; à quelques rares exceptions, le cinéma n'y faisait plus appel depuis une bonne vingtaine d'années. Comme si ce revival d'une pratique douteuse n'était pas suffisant, une note de mauvais goût fut adjointe à la suite du numéro, lorsque Jenny Stewart, fâchée contre son pianiste qui quitte le théâtre sans la féliciter de sa performance, arrache rageusement sa perruque pour révéler une chevelure mandarine !


Le tomber de perruque final constitue l'un des rituels incontournables des spectacles de travestis. Ce geste symbolique achève d'apparenter la Crawford de Torch Song à une drag queen, une similitude déjà repérable dans son interprétation outrée de la chanson "Follow Me", où l'actrice adopte tous les maniérismes d'un female impersonator parodiant le style pathétique des stars de Broadway.
Crawford tenta d'enregistrer elle-même cette romance, mais le résultat fut tellement accablant qu'il convainquit Walters de la faire doubler par India Adams dans chacune de ses chansons (décision désastreuse, la voix de la chanteuse ne correspondant aucunement au physique de Crawford). Tel Assurancetourix, Joan se trouva bâillonnée tout le long du métrage, excepté lorsqu'elle reprend la ballade "Tenderly" en duo avec un électrophone.


Pour son premier numéro dansé, Joan suggéra que son partenaire soit remplacé par Walters lui-même, ancien danseur et chorégraphe. « Elle disait que ça la mettrait plus à l'aise », témoigne Ramona Bankhead. « Charlie n'était pas vraiment chaud. D'autant que la séquence voulait qu'il se ramasse la gueule après avoir buté contre une jambe de Joan, laquelle l'enguirlandait pour cette maladresse. Le pauvre était gêné de se retrouver devant la caméra ; il commençait à se déplumer et ça lui filait des complexes. C'est pour ça qu'il porte un haut-de-forme pendant tout le numéro ».
Au moment de tourner la scène, Crawford eut un accès de trac et se claquemura dans sa loge. Pour l'en extirper, Walters dut accepter qu'elle s'octroie un remontant, dont il partagea quelques verres. Leur arrivée titubante sur le plateau suscita un certain émoi parmi les techniciens, mais, contre toute attente, la séquence fut mise en boîte en deux ou trois prises. Enchantée de l'efficacité de la méthode, Crawford l'adopta dans chacun de ses tournages suivants : divers témoins affirment que son alcoolisme ne prit de proportions décisives qu'à dater de cette période.


Pour tenir le rôle du pianiste aveugle dont Jenny Stewart s'amourache après l'avoir traité comme une sous-crotte, les producteurs firent appel à Michael Wilding, un acteur anglais aussi sympathique qu'incolore. Son manque d'étoffe réjouissait Crawford, libérée du souci de se faire voler la vedette.
Mais une ombre autrement pesante ne tarda pas à obscurcir le tableau : Wilding venait d'épouser Elizabeth Taylor, sa cadette de vingt ans, et la star féminine la plus populaire de la MGM. Ramona Bankhead se souvient qu'« il y eut très vite des étincelles entre les deux mouquères. Liz craignait que son époux succombe à la nymphomanie légendaire de sa partenaire. Du coup, elle se pointait chaque jour sur le tournage, ce qui exaspérait Joan. Déjà qu'elle n'était pas ravie d'être la vétérante du studio... Le jour de son arrivée, lorsque le grand patron, Dore Schary, lui présenta les jeunes actrices qui avaient pris sa relève, elle lui demanda benoîtement : "Sinon, à quel endroit puis-je rencontrer des comédiennes ?"... Au bout de quelques jours, elle pria l'un des régisseurs d'avertir Miss Taylor que si elle continuait de radiner sa fraise, elle pourrait faire une croix sur ses beaux yeux turquoise ».
Taylor avait bien tort de s'inquiéter : loin d'être convoité par Crawford, qui le jugeait falot et ne pouvait le voir en peinture, Wilding était davantage tourmenté par les avances de Charles Walters. Ce climat déplaisant affecta son moral : cherchant un réconfort dans la boutanche, il devint rapidement incapable de mémoriser son texte, qu'il fallait disposer sur le pupitre de son piano. Pour ne rien arranger, il éprouvait de sérieuses difficultés à incarner un aveugle, et ne savait quelles attitudes adopter pour simuler ce handicap. Il s'en ouvrit à son metteur en scène, qui se borna à lui donner ce conseil déroutant : "Tu n'as qu'à jouer le rôle d'oreille".


De l'aveu de Walters, le personnage de Jenny Stewart fut largement calqué sur son interprète ; de nombreux détails relatifs à Crawford émaillent ainsi le film. Dans la fameuse scène où la star se met au lit après une éreintante journée de travail, nous la voyons obscurcir sa chambre en tirant trois épaisseurs de rideaux -- les fenêtres de la maison de Brentwood étaient pareillement garnies de triples tringles. Lors de la réception que Jenny organise chez elle sur un coup de tête, tous les convives sont masculins -- référence aux soirées données par Crawford, où elle n'invitait aucune femme, par crainte de la compétition.


Le tournage fut bouclé en 24 jours, comme le prévoyait le calendrier. Le film obtint des scores mitigés, mais bénéficia du soutien des critiques, ce qui ne laisse pas d'étonner si l'on considère que sa principale qualité est sa constance dans l'ineptie. Il ne contient pratiquement aucune séquence qui ne relève du faux pas.
Grâces en soient rendues à Joan, ce retour de la Mommie (Dearest) au sein de la MGM est indiscutablement un sommet de High Camp dans l'une des carrières les mieux fournies en ce domaine.
Comme le dit Ramona Bankhead : « On n'en fait plus des films comme ça. Certains disent que c'est pas plus mal. Ils pigent rien au cinéma ».


PS : Les bonnes choses n'ayant pas de fin sur Mein Camp, Valentine reviendra sur Torch Song à l'occasion de la Fête des Mères !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire