"J'admets que le Camp est terriblement difficile à définir. Il faut le méditer et le ressentir intuitivement, comme le Tao de Lao-Tseu. Quand vous y serez parvenu, vous aurez envie d'employer ce mot chaque fois que vous discuterez d'esthétique ou de philosophie, ou de presque tout. Je n'arrive pas à comprendre comment les critiques réussissent à s'en passer."


Christopher ISHERWOOD, The World in the Evening

"Le Camp, c'est la pose effrénée, l'affectation érigée en système, la dérision par l'outrance, l'exhibitionnisme exacerbé, la primauté du second degré, la sublimation par le grotesque, le kitsch dépassant le domaine esthétique pour intégrer la sphère comportementale."

Peter FRENCH, Beauty is the Beast



samedi 12 décembre 2015

BACK STREET (David Miller, 1961)


BB'S MOVIES #14
par BBJane Hudson

Lorsque Ross Hunter proposa à Susan Hayward d'être la vedette d'une nouvelle version de « Back Street », le best seller de Fanny Hurst (1931), la star commença par refuser en protestant qu'elle était comédienne, et non « porteuse de fanfreluches ». Cette remarque visait l'habitude bien connue qu'avait le producteur de vêtir ses vedettes de toilettes fastueuses, aussi importantes à ses yeux que leurs prestations. Elle se laissa finalement convaincre d'incarner Rae Smith dans cette troisième adaptation d'une œuvre démodée, pourtant considérée comme un classique du roman sentimental.


Rêvant de devenir une styliste réputée, Rae Smith noue une idylle avec un séduisant marine en permission, Paul Saxon (John Gavin). Avant leur séparation, le militaire lui avoue être marié et père de deux enfants. Rae quitte son Nebraska natal pour vivre à New-York, où elle devient la collaboratrice d'un célèbre couturier. Elle y renoue avec Paul, désormais héritier d'une chaîne de magasins de luxe, et toujours malheureux en ménage. Sa femme, Liz (Vera Miles), une alcoolique égoïste et capricieuse, refuse de divorcer et lui mène une vie impossible. Durant plusieurs années, les amants vivront une liaison passionnée, rythmée par leurs déplacements professionnels en Amérique, en Italie, puis en France. Lorsque Liz apprend l'infidélité de son époux, elle provoque un accident de voiture dans lequel elle meurt et dont Paul sort paralysé. Avant de mourir, il parvient à téléphoner à Rae et à lui dire qu'il l'aime. Le film s'achève sur la visite des enfants de Paul à la maîtresse de leur père, qui les recueillera.

Faut-il se méfier des femmes au volant ?
Oui, s'il s'agit de l'épouse hystérique que vous avez cocufiée.
(John Gavin et Vera Miles)


Dans le roman de Fanny Hurst, la maîtresse cachée vit dans la précarité et refuse d'être entretenue par son richissime amant qui, du reste, néglige de pourvoir à ses besoins. Après le décès de ce dernier, elle connaît une véritable descente aux Enfers, et finit par mourir littéralement de faim. Il ne reste rien de ce vérisme pathétique dans le film de David Miller (1961), où les protagonistes vivent leur romance dans le confort et l'opulence. Sans doute Ross Hunter estimait-il qu'en ces années 1960 marquées par la légalisation de la contraception et la libération de la femme, le public peinerait à croire en une héroïne végétant dans l'ombre de son amant, avec pour tout potage l'abnégation et le dénuement. En conséquence, le scénario évacue les aspects misérabilistes du roman et de la première adaptation (1) ; il n'en retient que l'eau de rose en y mêlant les parfums capiteux de la jet set.
Hunter put ainsi satisfaire son goût du luxe ostentatoire, donnant une fois de plus la part belle aux robes de Jean Louis, aux bijoux de David Webb, et aux fourrures d'Alixandre
qui, dans la bonne tradition du mélodrame hollywoodien, ont droit à un carton spécial au générique, au même titre que les stars.


A bien y regarder, Rae Smith mène une existence idéale, que pourraient lui envier bien des femmes. Elle aime un homme charmant qui l'adore en retour, jouit d'une précieuse autonomie financière, et obtient toute satisfaction dans sa vie professionnelle. Elle accepte sans en souffrir de ne voir Saxon que par intermittence, ce qui donne à leur liaison le charme d'une lune de miel permanente. Il est le plus lésé des deux, vivant un cauchemar conjugal et tenaillé par l'angoisse que son infidélité ne soit découverte, tandis qu'elle est une femme libre et accomplie.
Dans ces conditions, l'expression
Back Street, qui désigne la zone d'ombre où est reléguée toute maîtresse, semble plutôt incongrue, et l'histoire se dépouille de l'une des conventions les plus réactionnaires de ce type de mélo : l'opprobre à laquelle est vouée « l'autre femme », et la douleur qu'elle en conçoit. On pourrait presque parler d'un traitement progressiste, d'une dénonciation de l'arbitraire et de l'hypocrisie de l'institution matrimoniale. Pour stimuler les glandes lacrymales du spectateur, il ne reste que le thème de l'amour contrarié : il ne l'est ici que par des rendez-vous annulés et des étreintes différées.




Comme dans la plupart des mélodrames, le vecteur d'identification gay est censé être l'héroïne contrainte de garder son amour secret, sous peine de s'exposer à la vindicte sociale comme c'était le cas pour la plupart des homosexuels de l'époque. Mais cette obligation est rendue moins pesante par la reconnaissance dont Rae Smith jouit par ailleurs, au point qu'on peut légitimement penser qu'elle pourrait faire fi du secret sans en pâtir. On notera que son patron puis associé, Dalian (Reginald Gardiner), est présenté comme un homosexuel déclaré, ce qui ne nuit nullement à sa carrière.
Sous cette lumière, le véritable personnage crypto-gay est peut-être bien Paul Saxon, l'homme marié vivant une relation extra-conjugale perturbante, et forcé à la dissimulation. L'originalité de cette version de
Back Street, par rapport aux « mélodrags » (2) classiques, est de renverser le schéma social de sexe, et, du même coup, de redistribuer les rôles au sein du sous-texte queer, en faisant du mâle, et non de la « femme drag », le porte-parole de la condition gay.




Pour le reste, le film se plie aux canons du genre et n'en omet aucune figure de style, ce qui nous garantit une dose généreuse de kitsch et de Camp.
Susan Hayward est particulièrement brillante dans les incontournables scènes de « tourments téléphoniques », ces fameux moments où l'héroïne, pendue au combiné, chavire de douleur à l'annonce de nouvelles fâcheuses, en s'efforçant de conserver un ton serein
Back Street en totalise un nombre record.
La comédienne s'en donne à cœur joie dans l'exécution de cet autre cliché qu'est « le départ éperdu », lorsque son personnage, tenaillé par l'émotion, se sépare d'un interlocuteur en sanglotant et en secouant la tête en tous sens, généralement pour regagner vivement sa voiture. 
Les épisodes bucoliques offrent eux aussi de belles envolées lyriques, depuis le premier baiser au bord d'un lac après que Rae, ayant pris la fuite, soit livrée à l'étreinte de Paul par une chute malencontreuse, jusqu'aux enlacements ponctués d'images de rochers battus par les vagues.


Mais c'est évidemment l'antagoniste féminin qui est appelé à incarner la figure la plus campy, en l'occurrence Liz Saxon, l'épouse et mère indigne, jalouse, vindicative, et pocharde. L'emploi est dévolu à Vera Miles, ce qui ne manque pas de surprendre, l'actrice étant plutôt familière des rôles de compagnes attentionnées et délicates.
On peut voir dans ce choix une tentative d'inverser les schémas traditionnels du mélo jusque dans le casting. Comme le signala la critique Hollis Alpert du « Saturday Review », une distribution conforme aux habitudes du public aurait voulu que Susan Hayward et Vera Miles échangeassent leurs rôles, la première ayant à son actif bon nombre de personnages histrioniques et venimeux (2). Ce qui, pour Alpert, constitue une erreur incompréhensible, peut être vu comme une audace payante : Miles est en effet stupéfiante dans la peau de cette déséquilibrée tyrannique et suffisante, et éclipse ses partenaires dans chacune de ses scènes. Celle de son irruption dans le défilé de charité organisé par Rae, où elle humilie publiquement son ennemie en la désignant comme « l'autre femme », est le meilleur moment du film et le triomphe personnel de l'actrice. Sa manière négligente de déclarer à son mari :
« J'avais presque oublié que nous avons des enfants » en sirotant un verre de whisky, exprime avec cynisme à la fois son mépris du rôle de mère et son art de la provocation.




Parmi les ingrédients qui pimentent généralement tout bon
soap opera, les incohérences ne font pas défaut à Back Street. Ainsi est-il impossible d'inscrire l'action dans une époque précise : commence-t-elle à la fin de la Seconde Guerre Mondiale ou durant la Guerre de Corée ? Sur combien d'années s'étend-elle ?
Malgré le passage du temps, les protagonistes demeurent inchangés physiquement, et les enfants Saxon conservent le même âge de leur première à leur dernière apparition. Le courtisan de Rae, Curt Stanton (Charles Drake), qui semble devoir jouer un rôle important, disparaît au beau milieu du film ; de même un détective privé engagé par Liz Saxon pour surveiller son mari, n'a pas la moindre utilité et se volatilise subitement.
Ces bizarreries, mêlées aux vénérables poncifs dont le scénario est saturé, rendent particulièrement jouissive la déclaration résignée de Rae à Paul :
« Ce qu'il y a d'étrange dans la vie, c'est que tous les vieux clichés sont vrais ». Magistrale excuse des auteurs pour l'usage immodéré qu'ils en font.

(1) Back Street, John M. Stahl, 1932 ; la seconde adaptation, due à Robert Stevenson en 1941, améliorait le statut social de Ray Smith.
(2) J'emploie le terme "mélodrag" pour désigner les (nombreux) mélodrames dont les héroïnes peuvent être assimilées à des homosexuels masculins, dont elles sont, en quelque sorte, des variantes en travesti.
(3) Cité in John Howard Reid, Success in the Cinema : Money-Making Movies and Critics' Choices, Lulu.com, 2006, p.67.

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