"J'admets que le Camp est terriblement difficile à définir. Il faut le méditer et le ressentir intuitivement, comme le Tao de Lao-Tseu. Quand vous y serez parvenu, vous aurez envie d'employer ce mot chaque fois que vous discuterez d'esthétique ou de philosophie, ou de presque tout. Je n'arrive pas à comprendre comment les critiques réussissent à s'en passer."


Christopher ISHERWOOD, The World in the Evening

"Le Camp, c'est la pose effrénée, l'affectation érigée en système, la dérision par l'outrance, l'exhibitionnisme exacerbé, la primauté du second degré, la sublimation par le grotesque, le kitsch dépassant le domaine esthétique pour intégrer la sphère comportementale."

Peter FRENCH, Beauty is the Beast



lundi 30 juin 2014

KITSCH, SEX AND FUN ! La Fabuleuse histoire des Beach Movies.

Deuxième partie : Âgisme et gérontophilie




La volonté distanciatrice des auteurs du cycle AIP est confirmée par la multitude de notations surréalistes et absurdes rencontrées dans diverses séquences. Dès le deuxième film, Muscle Beach Party (peut-être le plus Camp de la série), l'humour familial vire fréquemment à un délire dont l'énormité se dispense de justifications logiques.
Le générique se compose de dessins farfelus où nous voyons une créature extraterrestre (absente du scénario) menacer la plage, un garçon « jouer » d'une fille comme d'une guitare tandis qu'un autre lèche le corps d'une baigneuse, un culturiste faire éclater son biceps à force de le gonfler.



Les scènes de surf filmées en transparences sont plus artificielles que jamais ; la go-go girl Candy Johnson, baptisée « Miss Perpetual Motion » pour sa façon hystérique de twister, catapulte les garçons dans le décor à chacun de ses déhanchements ; Peter Lorre, dans le rôle de l'Homme le Plus Fort du Monde (!), vit dans un cadre outrageusement gothique décoré de bougies, de têtes de morts et de vieilles photos de culturistes. Pour sa première apparition, nous ne voyons que ses mains qui broient des briques et cassent des planches tandis qu'il téléphone en émettant des grognements bestiaux. Un gorille fait du surf et conduit une voiture (« mieux que ma belle-mère », commente un policier) dans Bikini Beach ; dans Beach Blanket Bingo, le crétin de service, Bonehead (Jody McCrea), rencontre une sirène dont il tombe amoureux, et Eric Von Zipper, coupé en deux par une scie circulaire, voit ses jambes s'éloigner de son buste qui reste brièvement suspendu dans les airs avant de tomber sur le sol. Au cours d'une bagarre dans Pajama Party, l'un des garçons trébuche aux pieds d'une fille et découvre qu'elle a quatre jambes (vision monstrueuse de la féminité, typique de la misogynie à l'œuvre dans la série). How to Stuff a Wild Bikini s'ouvre sur un singulier générique d'animation en pâte à modeler, et s'achève par une course de motos pleine d'embûches extravagantes, tandis que The Ghost in the Invisible Bikini, dernier opus de la série, qui ressemble à un épisode de « Scoubidou » (bien que de trois ans antérieur au dessin animé) ou aux parodies « fantastiques » d'Abbott et Costello ou des Trois Stooges (l'un des scénaristes, Edward Ullman, avait écrit plusieurs scripts pour ce trio comique), collectionne les incohérences et les situations abracadabrantes (un majordome joué par l'ancienne star du muet Francis X. Bushman, semble devoir tenir un rôle important, mais disparaît subitement de l'intrigue après s'être fait assommer d'un coup de masse par Basil Rathbone).

Multijambisme...
 
C'est néanmoins leur dimension queer qui constitue l'aspect le plus réjouissant de ces films. Commune à tous les beach movies, et non au seul cycle A.I.P., elle prend dans ce dernier une coloration plus variée, et dépasse le cadre du sous-texte gay (très présent) pour s'intéresser à d'autres expressions du déviant.
L'une d'elles est la peinture de relations intergénérationnelles troublantes, suite à l'intrusion sur la plage de personnages âgés. C'est dans Beach Party que ce thème récurrent est traité le plus exhaustivement.
L'importun est ici le professeur Sutwell (Robert Cummings), un anthropologue venu étudier les mœurs des adolescents pour les besoins de son prochain livre : « Le Comportement des jeunes adultes et leurs points communs avec les tribus primitives ». Son assistante, Marianne (Dorothy Malone), lui suggère un titre plus concis et expressif : « Teenage Sex » -- insinuant que l'intérêt du professeur n'est pas moins libidinal que scientifique.
Sutwell est continuellement montré en train d'épier les adolescents avec un télescope ou un capteur de sons, ce qui l'assimile à un prédateur pédophile (un terme que j'emploie à défaut, puisque ses proies putatives, loin d'être pré-pubères, ne sauraient davantage être qualifiées de juvéniles, comme ironisaient les critiques qui jugeaient les acteurs un peu trop mûrs pour leurs rôles) (1).
La barbe généreuse du professeur lui donne l'aspect d'un satyre, et fait l'objet de nombreux commentaires tout au long du film : il dit l'avoir laissée pousser dans sa jeunesse afin de se donner l'air doctoral et d'asseoir son autorité sur des élèves guère plus âgés que lui. Pour son assistante Marianne, qui le convoite et
s'inquiète de son intérêt pour les adolescents, cet attribut pileux est rassurant en ceci qu'il accuse son âge et le rend moins attrayant pour les jeunes filles. Ce en quoi elle voit juste, car quand Dee Dee décide de courtiser Sutwell afin de rendre Frankie jaloux, elle insiste pour qu'il se rase et lui fournit elle-même un rasoir électrique. « Je reviendrai quand vous vous serez séparés », lui dit-elle, parlant de la barbe comme d'une rivale. Elle montre par là que son attirance œdipienne pour le professeur n'est pas aussi inconsciente qu'il pourrait le penser : si elle recherche un substitut paternel, il faut que celui-ci se rende insoupçonnable en tant que tel.


Le professeur Sutwell (Robert Cummings)

On notera que Dee Dee est le diminutif de Dolores, qui est aussi le prénom de la Lolita de Nabokov. On peut supposer que cette référence était voulue par les auteurs, puisque le personnage se voit attribuer un prénom différent de celui de son interprète, alors que Frankie Avalon prête le sien à son rôle (le terme
"lolita" est d'ailleurs prononcé dans le dialogue).

Ce couple intergénérationel consomme métaphoriquement sa liaison lors de la scène du baptême de l'air, où Sutwell démontre ses talents de pilote à une Dee Dee très crân
e -- mais verdâtre. Les loopings et autres figures aériennes suggèrent l'apprentissage d'un Kama Sutra symbolique par la jeune fille, qui ne parvient plus à cacher son malaise et insiste pour atterrir. Quand Sutwell lui déclare qu'il a appris à piloter avant la guerre, elle lui demande de quelle guerre il s'agit, ramenant ainsi son « pilote » à la conscience de leur différence d'âge.
Finalement, Sutwell renoncera à flirter avec Dee Dee, et cèdera plus sagement aux avances de son assistante.

Le Professeur Sutwell (rasé de près) et Dee Dee

Dans chaque film de la série, on retrouve un personnage calqué sur celui du professeur et assumant la même fonction perturbatrice -- mais aucun d'eux n'aura désormais d'aventure amoureuse avec l'un des jeunes (à une exception près, que j'évoquerai plus loin), le sujet étant peut-être jugé trop risqué, après coup.
Dans
Bikini Beach (William Asher, 1964), il s'agit d'Harvey Huntington Honeywagon (Keenan Wynn), un éditorialiste qui, à l'instar de Sutwell, soutient la thèse du primitivisme de la jeune génération, allant jusqu'à la présenter comme le chaînon manquant entre le singe et l'homme !
Scopophile comme son prédécesseur (
« Vous n'avez jamais été qu'un observateur », lui reproche l'institutrice Vivien Clements [Martha Hyer] dans une accusation tacite d'impuissance), il passe une partie de son temps à observer les adolescents avec des jumelles, et se promène escorté d'un gorille, Clyde, dont le comportement, similaire à celui des teenagers, est censé prouver le bien-fondé de sa théorie.
Mais l'animal apparaît surtout comme l'incarnation du satyrisme de son propriétaire ; tandis que son maître conserve une attitude calme et digne au milieu des jeunes gens, Clyde s'excite, cabriole, se conduit comme un possédé.
Honeywagon fomente le rachat de la plage, où il souhaite bâtir une résidence pour le troisième âge. Ce projet achève de le caractériser comme le censeur des élans juvéniles, sans doute en réaction à son impuissance et à sa frustration.


Honeywagon (Keenan Wynn) et Clyde

Dans
Pajama Party, J. Sinister Hulk (Jessie White) ne nourrit pas de grief particulier à l'encontre des adolescents, mais interfère dans leurs festivités en voulant dérober le magot amassé par la tante de l'un d'eux.
Cette fois, les perturbateurs/voyeurs aux prétentions sociologiques sont des extraterrestres qui surveillent les surfers depuis leur vaisseau spatial, et envoient un émissaire étudier leurs mœurs. Une fois n'est pas coutume, celui-ci est jeune
-- comme l'est le chef des extraterrestres joué dans un cameo par Frankie Avalon, sans doute soumis à des obligations contractuelles qui l'empêchèrent de tenir le rôle de Frankie. (2)


Frankie, extraterrestre en chef

Dans Beach Blanket Bingo et How to Stuff a Wild Bikini, les importuns tentent d'exploiter l'enthousiasme et la crédulité des surfers à des fins publicitaires. Dans le premier film, le populaire comédien Paul Lynde incarne Bullets, impresario d'une jeune chanteuse dont il veut faire une star ; dans le second, Mickey Rooney tient un rôle similaire de publiciste en quête de « jeunes américains moyens » pour promouvoir ses produits.
Enfin,
The Ghost in the Invisible Bikini détient la palme du casting canonique avec Boris Karloff, Basil Rathbone, Francis X. Bushman et Patsy Kelly, impliqués dans une chasse au trésor au sein d'un château hanté où débarque un groupe de teenagers (c'est le seul beach movie qui ne se déroule pas sur une plage, mais autour d'une piscine -- pour le moins incongrue dans le parc d'un manoir gothique !)
La prolifération de comédiens « sur le retour » donne à la série un cachet nostalgique à la
Boulevard du Crépuscule, qui ajoute à sa saveur Camp par le contraste morbide entre les corps superbes de jeunes acteurs pétant de santé, et l'apparence beaucoup moins sémillante de leurs aînés, parfois ravagés par la maladie (Boris Karloff et surtout Buster Keaton, qui fait réellement peine à voir).
Ajoutons que quelques films du cycle prennent pour
gimmick l'apparition furtive d'une star âgée (Vincent Price dans Beach Party ; Peter Lorre dans Muscle Beach Party ; Boris Karloff dans Bikini Beach), comme la marque insistante d'un certain fétichisme de la vieillesse et du déclin, qui fait flotter sur ces œuvres un curieux parfum gérontophile.


Boris Karloff, Francis X. Bushman et Basil Rathbone
sur le tournage de The Ghost in the Invisible Bikini.

La tension sexuelle entre
teenagers et seniors reste toutefois métaphorique et ne s'exprime qu'à travers les intentions prédatrices des protagonistes âgés. Les auteurs ne s'aventurent à dépeindre de façon manifeste une idylle intergénérationnelle que dans les deux premiers films de la série.
Dans
Muscle Beach Party, cette liaison implique cette fois Frankie, qui, à la différence de Dee Dee dans Beach Party, n'en prend pas l'initiative. Il fait l'objet des sollicitations pressantes de Julie (Luciana Paluzzi), une comtesse italienne un peu plus vieille que lui, mais pas suffisamment pour que leurs rapports prennent une coloration œdipienne aussi marquée que dans le film précédent (détail amusant : Frankie Avalon avait en fait deux ans de plus que Luciana Paluzzi).
La comtesse est l'une des figures féminines les plus intéressantes du cycle A.I.P., par l'anxiété patriarcale et la misogynie qu'elle révèle chez les auteurs --
tout comme le film est le plus éloquent quant à la problématique des genres sexuels. Cette femme richissime et séduisante est la seule de toute la série à jouir de prérogatives généralement dévolues aux personnages masculins. Elle exerce le pouvoir (sur ses employés et son homme de confiance, S.Z. Matts [Buddy Hackett]), est autonome financièrement et sexuellement, initie les manœuvres de séduction, et s'approprie l'apanage du regard.
Au début du film, nous la voyons scruter
aux jumelles, depuis son yacht, un groupe de culturistes qu'elle convoite et qu'elle examinera de près lors d'une revue de détail offerte à son intention. Chaque bodybuilder décline son nom et exhibe ses muscles sous son œil jaugeur, tandis que leur entraîneur s'insurge : « Je n'aime pas son regard. Ce n'est pas celui d'une dame ». C'est que ce type de regard, habituellement réservé aux hommes et exercé sur les femmes, prend un caractère spoliateur lorsque l'une d'elles en fait usage. Elle en enveloppe également Frankie (qui plus est à son insu) lorsqu'elle le découvre en train de chanter son dépit amoureux sur la plage.


Luciana Paluzzi examine Peter Lupus.

Sa nature prédatrice est explicitée dans la scène où elle survole en hélicoptère le groupe de culturistes pour mieux les observer ; elle s'attire cette protestation de Matts : « Si on descend davantage, on va leur couper la tête ! », à quoi elle rétorque d'un ton badin : « Je ne suis pas intéressée par leurs têtes ». Cette allusion grivoise, jointe à l'idée de décollation, fait d'elle une sorte d'oiseau de proie planant au-dessus de ses victimes. Le dialogue l'associe d'ailleurs à une image de la monstruosité lorsque Dee Dee la salue du surnom de « fiancée de Godzilla », en référence à la montagne de muscles dont elle s'est entichée. 


Vue plongeante -- la comtesse observe ses proies depuis son hélicoptère.

Comme pour rétablir l'ascendant machiste mis à mal par la comtesse, les deux jeunes filles attachées au service des bodybuilders sont présentées comme des créatures assujetties, des robots obéissant sans broncher aux ordres donnés (nous les voyons même coltiner les altères servant à l'entraînement des athlètes), et sont plusieurs fois qualifiées d'« accessoires ».
La confrontation de la comtesse (qui concilie élégance, séduction et tempérament masculin), au groupe de culturistes (symboles hypertrophiés de la virilité), participe à la charge Camp du film. Elle joue sur une figure classique du concept, celle de la tentatrice évoluant parmi des gymnastes parfois indifférents (ceux que Jane Russell tente vainement de distraire de leurs exercices en chantant « Ain't There Anyone Here For Love ? » dans une scène fameuse des
Hommes préfèrent les blondes), parfois attentionnés (la visite du hammam par Mae West dans Sextette), mais ne manifestant jamais de véritable intérêt sexuel.
Le défilé de culturistes offert par
Muscle Beach Party appelle le rapprochement avec l'un des aspects les plus identifiables de l'érotisme gay, qui s'ajoute à la fantasmatique pédérastique habituelle de la série. Cette conjonction prend la forme d'un affrontement entre les teenagers et les « gros bras », les premiers voyant d'un mauvais œil l'occupation de leur plage par les seconds.
Cette guerre de territoire est momentanément réglée lorsqu'après avoir protesté, l'un des adolescents est traîné sur le sable par deux athlètes, qui tracent avec son corps une ligne de démarcation entre leur espace et celui des surfers. Au premier degré, l'hostilité de ces derniers semble répondre à une crainte de la compétition qu'entraîne, sur le plan des conquêtes féminines, la présence de ces parangons de virilité (encore que les spécimens ici rassemblés soient singulièrement peu attrayants). Ce ressentiment peut également être attribué au fait que les
bodybuilders sont nettement plus âgés, et traduire le rejet des aînés manifesté dans tous les films du cycle. Mais il reflète aussi l'antagonisme familier dans la culture gay entre twinks (3) et beefcakes (4), un antagonisme qui reproduit celui des surfers et des Rats (twinks contre fétichistes du cuir).


Tracer une frontière...

Muscle Beach Party est riche d'autres allusions queer : tandis que la comtesse défie la binarité des genres par sa mâle assurance, et parfois par sa tenue (l'uniforme de capitaine qu'elle porte sur son yacht), les culturistes arborent capes et slips roses, se soumettent aux ordres de leur entraîneur, et s'apparentent à des bimbos sans cervelles. Leur champion, Flex Martian (Peter Lupus), qui devient l'homme-objet de la comtesse, est aussi celui de leur manager Jack Fanny (Don Rickles). Lorsqu'il s'envole, suspendu aux barres d'atterrissage de l'hélicoptère de sa dulcinée, l'entraîneur lui hurle cette injonction digne d'une épouse inquiète : « Reviens pour le souper ! ».
(à suivre...)

Jack Fanny et ses bimbos mâles
(scrutés aux jumelles par la comtesse Julie).

Le très bizarre générique en pâte à modeler de
How to Stuff a Wild Bikini
 
  
1. Annette Funicello se maria et eut un enfant vers le milieu de la série ; Frankie Avalon avait 23 ans lors du tournage du premier film.
2. Pajama Party est, avec The Ghost in the Invisible Bikini, le seul film de la série où le personnage de Frankie est absent.
3. Terme désignant les jeunes garçons dans l'argot gay américain. 
4. Littéralement : "gâteaux de viande" (hommes très musclés).

samedi 28 juin 2014

KITSCH, SEX AND FUN ! La fabuleuse histoire des Beach Movies...

par BBJane HUDSON
 

Première partie : L'adolescence domestiquée


En opposition au courant d'œuvres contestataires vantant aux adolescents les attraits de la contreculture, Hollywood initia au milieu des années 1960 un cycle de productions musicales où la jeunesse s'avérait beaucoup moins turbulente et offensive que ne la dépeignaient les films consacrés à la délinquance juvénile durant la décennie précédente (Graine de violence, Richard Brooks, 1955 ; La Fureur de vivre, Nicholas Ray, 1955 ; Rock around the Clock, Fred F. Sears, 1956 ; etc.). C'est le temps des « films de plage » (beach movies) de l'A.I.P., où la jeunesse dorée de l'Amérique puritaine s'enivre de soleil, de surf et de crème glacée ; le temps des musicals promouvant un rock sirupeux et des intrigues filandreuses, tout en annihilant l'image subversive de leur vedette attitrée, Elvis Presley, devenu le Luis Mariano des teenagers après avoir été la bête noire de leurs parents ; le temps des comédies et bluettes disneyennes, nappées de conservatisme et de bons sentiments.
Bien qu'englués dans la guimauve et empreints d'un kitsch quasi-militant, ces films n'en sont pas moins perméables au Camp, en particulier les
beach movies, avec leur imagerie (involontairement ?) homophile et leurs ambiguïtés très queer (amitiés entre garçons et conflits avec le sexe opposé ; équivoque des relations intergénérationnelles). La trilogie consacrée par Paul Wendkos, de 1959 à 1963, au personnage de Gidget (prototype de la beach bunny), et le véhicule pour Presley, Sous le ciel bleu d'Hawaï (Norman Taurog, 1961), furent les précurseurs de ce sous-genre appelé à devenir un véritable phénomène culturel.


Pour Samuel Z. Arkoff et James H. Nicholson, dirigeants de l'A.I.P., le cycle des beach movies produit par leur firme (7 opus officiels et quelques titres dérivés) visait à lui acquérir une respectabilité que les films d'horreur à micro-budgets et les bandes dédiées aux cultures rock et beatnick ne favorisaient guère. Il s'agissait de rassurer la critique conservatrice et les censeurs, tout en stimulant l'intérêt des jeunes spectateurs par un concept flattant leurs goûts et leurs prétentions à l'indiscipline. Démarches a priori contradictoires mais parfaitement syncrétisées par Beach Party (William Asher, 1963), premier film de la série et fulgurant succès de box-office, qui établit d'emblée le propos des auteurs : démontrer que le virus de la délinquance n'affecte pas la totalité de la jeunesse américaine, et que celle-ci aspire à d'autres distractions que la drogue, l'alcool, et la violence.
Selon le réalisateur William Asher, signataire de cinq films du cycle,
« notre public est partisan du sexe propre (…), il est fatigué des délinquants juvéniles ». Il observa également que « si [ces] films ont un message, c'est qu'il existe des jeunes sans problèmes» (1). Avec plus de nuance et d'honnêteté, Louis M. Heyward, scénariste et délégué de l'A.I.P. en Angleterre, déclarait pour sa part dans un article de « Life » consacré au phénomène des beach movies : « Les jeunes n'aiment pas qu'on les confronte au miroir de la vie. C'est pourquoi nous présentons d'eux une image correspondant à la façon dont ils aiment se voir, pas à celle dont les autres les voient
» (2). Une image à laquelle les adultes, alarmés par le « péril jeune » et ses évocations filmiques, souhaitaient que leur progéniture se conformât.
Heyward ne s'y trompait pas, qui insistait dans le même entretien sur le puritanisme de ces films, et celui des adolescents en général. La stratégie élaborée par l'A.I.P., baptisée « Syndrome Peter Pan » par ses exécutifs, et résultant d'enquêtes menées auprès des jeunes par vingt-huit bureaux de la firme à travers l'Amérique, trouva un accomplissement idéal dans les « films de plage », et valut à ses initiateurs l'approbation longtemps convoitée des instances morales de l'industrie.
Tout en titillant la libido du jeune (et moins jeune) public par l'étalage de séduisantes anatomies vêtues du minimum balnéaire, ces bandes brossaient le portrait réconfortant d'une adolescence domesticable, dont le plus grand péché --
d'ailleurs présenté comme temporaire -- était une insouciance de bon aloi.

 Samuel Z. Arkoff (g) et James H. Nicholson, patrons de l'A.I.P.

Les deux protagonistes principaux des beach movies de l'A.I.P., Dee Dee (Annette Funicello) et Frankie (Frankie Avalon), entretiennent d'un film à l'autre les mêmes dissensions autour d'une question fondamentale : doivent-ils consommer leur liaison avant le mariage ? Pour Dee Dee, la réponse est un non catégorique, qu'elle oppose obstinément aux sollicitations de Frankie, au risque de l'inciter à des incartades compensatrices. Invariablement, Dee Dee parvient à imposer sa volonté à son amoureux sans qu'il « passe à l'acte » avec une rivale, de sorte que la morale est scrupuleusement respectée (sauf dans How to Stuff a Wild Bikini [William Asher, 1965], où Frankie, lors de son service militaire sous les Tropiques, se livre à de surprenantes fredaines avec une insulaire qui lui demande innocemment s'il fait avec Dee Dee « les mêmes choses » qu'avec elle ! -- ce à quoi il répond par une véhémente négative).
Cette vision puritaine et aseptisée du couple adolescent, fidèle jusqu'à la caricature aux valeurs de la bourgeoisie américaine, fournit l'un des principaux éléments Camp de ces films, de par un idéalisme vertueux dont l'ingénuité frôle la parodie. L'aspect Camp est encore renforcé par les péripéties dans lesquelles s'inscrit le dilemme du couple, intrigues similaires de scénario en scénario, et largement sous-tendues d'implications
queer

 Annette et Frankie

Beach Party fournit le canevas de ses six séquelles (et des nombreux beach movies produits par d'autres firmes durant la vogue du sous-genre, de 1963 à 1967). Profitant des vacances, Dee Dee et Frankie gagnent une plage californienne pour s'y livrer à leurs occupations favorites : le surf et la bronzette. Ils y partagent un bungalow avec une horde d'amis, au grand dam de Frankie qui rêve à plus d'intimité. Fâché que sa fiancée se refuse à lui, Frankie tente de la rendre jalouse avec une autre fille, ce à quoi Dee Dee réagit en flirtant avec un autre garçon. Leur villégiature est bientôt perturbée par les provocations d'une bande de motards dirigés par le stupide Eric Von Zipper (Harvey Lembeck), avatar parodique du Marlon Brando de L'Equipée sauvage.

 Erich Von Zipper (Harvey Lembeck)

Une autre source habituelle de contrariétés est l'apparition de personnages plus âgés aux intentions prédatrices, ou nourrissant une certaine hostilité envers la jeunesse. Les menus tracas causés par ces intrus sont résolus dans la joie et la bonne humeur ; Dee Dee et Frankie se réconcilient, et tout s'achève par un twist collectif endiablé.
Les plages de Malibu, espaces de rêve et de détente, lieux de rencontres et de promiscuité entre jeunes gens, sans supervision parentale et dans l'ignorance des conventions sociales et morales (comme du spectre de la Guerre Froide), constituent une sorte de Neverland où les adolescents peuvent se croire éternellement préservés des soucis et des responsabilités des adultes.
La licence sexuelle suggérée par les accroches publicitaires des films (3) ne sont que leurres promotionnels, et c'est dans un climat bon enfant --
auquel les parents, s'ils étaient présents, ne trouveraient rien à redire -- que s'ébat tout ce petit monde aussi tempérant que propret. La bière servie au bar de Big Daddy dans Beach Party est prohibée dans les films suivants, où nos héros ne s'abreuvent plus que de Dr Pepper (la plus ancienne marque de soda américaine) ; et la vision de Frankie fumant une cigarette en chantant une romance dans Muscle Beach Party (William Asher, 1964) semble aussi incongrue que le serait le spectacle de sa copulation avec Dee Dee.

Frankie clope...

Si les corps sont érotisés par les tenues de plage et font constamment l'objet de commentaires appréciateurs ou grivois, ils ne sont guère sollicités sexuellement. Baisers et chastes étreintes constituent les seules audaces auxquelles se livrent les protagonistes, souvent derrière la protection de leurs planches de surf ou de quelque autre obstacle visuel. La scène la plus extrême de toute la série est peut-être celle où une jeune femme éconduite par Frankie arrache son corsage pour faire croire qu'il a tenté d'abuser d'elle, dans Beach Blanket Bingo
(William Asher, 1965).
Le puritanisme ambiant fait parfois l'objet de notations humoristiques de la part des scénaristes, comme dans Pajama Party (Don Weis, 1964) où l'un des personnages, faussement scandalisé par l'apparition d'une petite fille en slip de bain (la fillette du producteur James Nicholson), s'écrie avec horreur : « Mon Dieu ! Elle est topless ! » De même, dans Beach Blanket Bingo, Butch (Michael Nader), adepte du twist, s'indigne en voyant un couple entamer une danse romantique : « C'est indécent ! Ils se touchent ! ».
La plus célèbre anecdote relative à la pudibonderie de ces productions est l'obligation qu'avait Annette Funicello de porter un maillot qui dissimulât son nombril --
clause imposée par son premier employeur, Walt Disney, qui l'avait « prêtée » avec réticence à l'A.I.P. et jugeait les beach movies d'une indécence répugnante. Même quand Funicello apparaît en bikini, son nombril reste le plus souvent caché.


 "Cachez ce nombril que je ne saurais voir..."

Pour ce qui est de la violence, Les Rats (la bande de blousons noirs), censés incarner la subversion et le chaos, sont fort peu redoutables et ne commettent d'autres dégâts que ceux dus à la maladresse de leur chef, Von Zipper. Ce dernier est aussi sobre et à peine plus tapageur que les surfeurs, et ses mauvaises manières comme ses coups de gueule ne sont qu'attitudes visant à impressionner son entourage. Dans How To Stuff a Wild Bikini, nous le voyons même endosser costume et cravate pour concourir au titre du parfait « jeune américain moyen », ceci afin de séduire l'égérie de la compétition. Le fait qu'il ne soit pas moins ridicule dans cette tenue que dans son accoutrement habituel, suggère que ce dernier est lui aussi un déguisement, et confirme l'artificialité de son comportement.

 Du blouson noir au costard-cravate...

Les bagarres et courses-poursuites émaillant chaque film développent une violence cartoonesque qui autorise un défoulement inoffensif, car dépourvu de la force transgressive de dessins animés comme ceux de Tex Avery ou de certaines bandes comiques des années 1910-1920 -- dont les beach movies de l'A.I.P. se réclament ouvertement.
Poursuites et échauffourées sont filmées en accéléré ; certains personnages (particulièrement Frankie et Von Zipper) se tournent vers la caméra pour prendre le public à témoin de leur infortune ; les filles de la plage sont des versions modernes des
Bathing Beauties de Mack Sennett, et la plupart des gags -- de même que la gestuelle des personnages comiques -- sont empruntés à la tradition du slapstick. L'on a même droit, à la fin de Beach Party, à une bataille de tartes à la crème. La référence au cinéma burlesque s'exprime également par la présence de Buster Keaton en guest star de trois films : Pajama Party, Beach Blanket Bingo, et How to stuff a wild bikini.

 Buster Keaton dans How To Stuff a Wild Bikini

Ce recours à un style comique démodé, privé de son contenu subversif et réduit à des procédés basiques, est l'une des grandes bizarreries de la série, dans la mesure où il avait peu de chances de toucher les teenagers des années 1960. Certes, le slapstick était encore pratiqué par des cinéastes comme Frank Tashlin ou Jerry Lewis, mais ceux-ci lui infusaient une charge contestataire, une cruauté et une misanthropie très actuelles (particulièrement dans le cas de Lewis). Rien de tel chez William Asher et Don Weis (second réalisateur attitré des beach movies de l'A.I.P.) qui n'en gardent que les aspects les plus primitifs, donc les plus datés et les moins susceptibles de provoquer l'hilarité.
Cette démarche
a priori maladroite est en fait significative d'une approche Camp et postmoderne, qui consiste à régénérer une forme désuète en la recyclant dans un contexte contemporain où triomphent les signes de la mode (twist, rock, esthétique sixties). L'effet d'étrangeté ainsi obtenu restitue à la forme en question ses anciennes vertus, de nouveau appréciables par la grâce du contraste ou du décalage. La légitimité du style burlesque dans les beach movies, et son éventuelle aptitude à faire rire, tiennent précisément à ce que ce style n'est plus drôle et jure avec le « jeunisme » revendiqué par ces productions.


 Beach Party

Ceci suppose de la part des auteurs et de leurs interprètes une volonté distanciatrice et un sens du second degré, qui furent confirmés par Frankie Avalon et Annette Funicello lors d'interviews télévisées à l'occasion de la sortie de
Back to the Beach (Lyndall Hobbs, 1987), le très parodique revival de la série. Dans un entretien avec John C. Tibbetts, les deux partenaires déclarent sans ambages n'avoir jamais été dupes des aspects absurdes de ces films, tels que les transparences flagrantes lors des scènes de surf, ou le fait que leurs cheveux et maillots restaient secs lorsqu'ils regagnaient la plage après leurs prouesses aquatiques (3).
Ce que beaucoup de spectateurs modernes estiment être des naïvetés,
que seul le public d'alors pouvait accepter, semble avoir été bel et bien conçu dans un esprit de dérision. Il faut d'ailleurs considérer que le public des années 1960 était déjà familier de techniques cinématographiques et de procédés plus sophistiqués que ceux employés par l'A.I.P. dans ses beach movies. En gardant cette donnée en vue, on peut admettre que ces films ont été élaborés et reçus dans une perspective Camp délibérée (la bande-annonce de The Ghost and the Invisible Bikini [Don Weis, 1966] n'hésite pas à proclamer : « It's camp ! »).


(à suivre...)


L'Hymne officiel des Beach Movies :



La série des Beach Movies de l'A.I.P.


1963

                           1964                                                              1964

                                      1964                                                                                                                1965

                                                  1965                                                                                                                                     1966
 
1. Wheeler W. Dixon, Visions of Paradise : Images of Eden in the Cinema, Rutgers University Press, 2006, p.45.
2. Alan Levy, « Peekaboo Sex, or How to Fill a Drive-in », Life, 16 juillet 1965, p.81-8.
3.  "Voilà ce qui arrive quand 10 000 gosses se rencontrent sur 5 000 serviettes de plage", annonce l'affiche de Beach Party.
4. Interview Funicello - Avalon : YouTube : http://www.youtube.com/watch?v=BSQfrsPPAXM