"J'admets que le Camp est terriblement difficile à définir. Il faut le méditer et le ressentir intuitivement, comme le Tao de Lao-Tseu. Quand vous y serez parvenu, vous aurez envie d'employer ce mot chaque fois que vous discuterez d'esthétique ou de philosophie, ou de presque tout. Je n'arrive pas à comprendre comment les critiques réussissent à s'en passer."


Christopher ISHERWOOD, The World in the Evening

"Le Camp, c'est la pose effrénée, l'affectation érigée en système, la dérision par l'outrance, l'exhibitionnisme exacerbé, la primauté du second degré, la sublimation par le grotesque, le kitsch dépassant le domaine esthétique pour intégrer la sphère comportementale."

Peter FRENCH, Beauty is the Beast



samedi 25 février 2012

AVE MARIA ! MORITURI TE SALUTANT ! ou "Gif Me Dat Cobra Jioul !"


BB'S MOVIES
par BBJane Hudson

Imaginons que vous ayez un rendez-vous d'une extrême importance (style déjeuner galant avec BBJane ou première d'un spectacle de Valentine Deluxe), nécessitant une ponctualité si rigoureuse que vous avez quitté votre domicile en vous ménageant une bonne heure d'avance sur l'horaire convenu, et que vous croisiez dans la rue un ami dont vous n'ignorez pas qu'il est grand amateur de Camp (il vous a vivement conseillé, le mois dernier, de dévorer l'intégralité des chroniques de ce blog). Dans une telle situation, vous serez avisé de ne surtout pas prononcer – même poussé par une absolue nécessité – les mots « cobra » et « woman », à plus forte raison si, au lieu de les disséminer dans la conversation, vous commettez l'imprudence de les accoler l'un à l'autre.
Il vous faudrait alors subir une logorrhée de trois heures, ponctuée de glapissements stridents, de trémulations et de soupirs pâmés, où se presseront des termes et des formules qui risqueront fort d'ébranler votre entendement, tels que : « Naja », « Tollea », « Sabu », « Mariamontez », « Joo meen, joo are maï grandmozer », « Gif me dat cobra jioul », ou le plus intelligible « Fabuleusement sublissime ! » ; une logorrhée, disais-je, qui ruinerait définitivement tout espoir d'atteindre votre destination dans les délais impartis.
Imprégnez-vous de ce conseil, et si l'occasion d'en tirer profit se présente, n'hésitez pas à m'en remercier...


Car Cobra Woman se trouve être le titre de l'un des dix ou quinze films qui sont au Camp ce que la mode de Caen est aux tripes, ce que la Tour Eiffel est à Paris, et ce que le verre de whisky est à votre servante : un composant indissociable ayant valeur métonymique. En d'autres termes, Cobra Woman est l'un des films Camp absolus, un mètre-étalon du concept, à ranger auprès d'œuvres-sommes comme Maman très chère, Qu'est-il arrivé à Baby Jane ?, ou Myra Breckinridge.


D'où vient que ce film de Robert SIODMAK jouit d'une popularité campesque aussi enviable ?
La réponse est simple : de TOUT ! D'un scénario ludique au schématisme bon enfant, de dialogues d'une stupidité amoureusement ciselée, d'un Technicolor plus rutilant qu'une vitrine de Noël des Galeries Lafayette, d'une musique emphatique et redondante dont chaque mesure vous en fout plein les tympans, de décors d'un baroquisme échevelé, de costumes d'une fabulosité insolente, et d'un casting à grimper aux rideaux à la force des dents et en trois coups de mâchoires...
On y retrouve Jon HALL, le héros sans peur ni reproche le plus insipide de l'écran hollywoodien (bien qu'ayant vu l'essentiel de sa filmographie, je suis toujours infichue de mémoriser sa binette...), SABU, le cliché racial ambulant, spécialiste des rôles de jeunes indigènes semi-nus et chouchou des colonialistes invertis, et Lon CHANEY Jr., spécialiste des rôles à poil (surtout les loups-garous) ayant promené sa bonhommie rugueuse dans tous les grands genres populaires.
Et, bien sûr, Maria MONTEZ. La Reine des Mille et Une Nuits. L'impératrice du kitsch et du Camp. L'ambassadrice de la contre-performance. La Plus Belle Femme du Monde, doublée de la plus piètre actrice (ou de la plus sublime, selon vos critères de jugement). L'égérie de Jack SMITH, cinéaste underground qui lui vouait un culte exclusif et qui lui consacra des pages brûlantes, et le modèle de tous les travestis d'Amérique (du moins ceux des années 60 à 80), pour qui un show sans une imitation de Maria était comparable à un couscous sans semoule ni harissa.


D'origine dominicaine (j'entends, native de Saint-Domingue, et non membre de l'Ordre des Prêcheurs initié par Saint Dominique), Maria devint dans les années 40 l'interprète privilégiée des films d'aventures exotiques produits par la Universal, où elle promenait avec une classe inégalée son incomparable beauté et son indéchiffrable accent, mélange improbable d'espagnol, de patois cévenol et de javanais, sonnant à l'oreille comme une forme inédite d'espéranto.
Quelques exemples tirés de ce film : dans sa jolie bouche, que l'on imagine encombrée de fromage blanc ou de purée de brocolis, des phrases aussi lumineuses que « Give me that cobra jewel ! » (« Rends-moi le bijou du cobra ! ») ou « You mean, you are my grandmother ? » ( « Vous voulez dire que vous êtes ma grand-mère ? ») deviennent « Gif me dat cobra jioul ! » et « Joo meen, joo arre my grandmozer? » --  intraduisible en français, sinon peut-être par : « Rench'moi le bayou du copra ! » et « Fous foulez tire que vous y êtes ma grammaire ! »... On peut y ajouter le fameux « I have spoken ! » dont Maria ponctue chacune de ses sentences les plus décisives, et qui donne en français « Ch'ai dit ! » et en dialecte montezien : « I haffe spoken ! ».
Robert SIODMAK narrait à son propos : "Maria MONTEZ était une grande personnalité qui croyait complètement à ses rôles. Si elle incarnait une princesse, vous deviez la traiter comme telle ; si elle jouait une esclave, vous pouviez la malmener de même. Une adepte de la "Méthode" avant l'heure..."
Ainsi que me l'écrivait récemment mon ami Greg MacKELLAN sur Facebook : "Si elle avait pris des douches au lieu de bains, peut-être vivrait-elle encore." Car la pauvre Maria mourut noyée dans sa baignoire, après avoir été victime d'un malaise cardiaque (d'ailleurs provoqué par sa manie de s'immerger dans de l'eau bouillante et salée afin de perdre du poids...)


Cobra Woman reste son film le plus emblématique, le plus ornementé, le plus extravagant, celui où son talent éclate et époustoufle plus qu'à l'ordinaire, d'autant que ce n'est pas une, mais deux Maria qui nous y sont offertes, la divinissime jouant à la fois l'héroïne, Tollea, et sa méchante sœur jumelle, Naja, grande prêtresse du Culte du Cobra sur une île imaginaire de l'Océan Indien. La gentille Maria est kidnappée la veille de ses noces par un émissaire de sa grand-mère, qui souhaite la voir affronter la vilaine Maria, usurpatrice de ses fonctions. L'un des signes révélateurs de la cruauté de Naja est qu'elle n'aime rien tant que de sacrifier les îliens au terrible Dieu Cobra, en leur faisant gravir les mille marches menant au cratère d'un volcan voisin, dans lequel ils sont priés de piquer une tête.
La scène qui suit nous montre comment se produit la sélection des victimes propitiatoires. Elle est entrée dans les annales du high camp, passant jusqu'à l'usure sur les magnétoscopes et lecteurs DVD de générations de campers, qui n'hésitent généralement pas à la mimer in extenso -- sauf lorsque, terrassés par tant de beauté, ils perdent connaissance en poussant un cri de belette enculée par un éléphant. (Notons qu'une autre scène produit un effet similaire sur les fans : celle de la mort de Naja, qui, lançant une hallebarde sur sa sœur, est rétro-propulsée dans le vide par l'effet conjugué de la puissance de son lancer, de l'encombrement de ses vêtements, et de la hauteur de ses talons...)


Mais revenons à l'extrait que je vous propose. Passé à la postérité sous le nom de « Danse du Cobra », il nous montre Maria se déhanchant avec une sensualité épileptique devant un symbole phallique vivant, dans un lamé d'argent du plus scintillant effet. Face à elle, son peuple extatique effectue une variation locale du salut fasciste, qui consiste à lever le bras droit en lui imprimant des ondulations reptiliennes. Au plus fort de sa chorégraphie choréique, Maria, un air méchant placardé sur la fiole, désigne d'un doigt impératif, et comme à l'aveuglette, les infortunés élus destinés à se taper les mille marches menant au plongeoir volcanique, d'où ils effectueront le grand saut dans la lave sacrificielle...
C'est grandiose, c'est titanesque, c'est ahurissant... C'est Camp !...


(Le film vous est proposé en hadopisation sur SMORGASBLOG...)

2 commentaires:

  1. Plutôt que sur cette pôv' mâme Montez (qui devrait donner posthumement espoir à Dujardin pour sa carrière hollywoodienne, parce c'est la même qualité d'anglais), c'est sur Siodmak que je déverserais mon venin (hihi)

    Comment a-t-il pu dire oui à cette direction artistique?
    Au trou dans le décor qui ne permet pas au cobra en papier mâché pas raccord de suivre la danse d'un érotisme sulfureux et raffiné de sa maitresse sur plus de 45°?
    Aux gardes qui chopent des figurants non désignés par la prêtresse?
    Aux héros qui se gardent bien d'avoir la moindre expression face au spectacle dépravé et cruel qui se déroule devant leurs petits yeux pas bien réveillés???

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  2. je viens enfin de le regarder en entier (tanx BB for the precious link!!!) ...c'est sublime, que dire d'autre, sublime! je ne pense pas avoir déjà vu quelque chose de semblable, car ici on a un niveau de crétinerie qu'on ne trouve guère que chez Ed Wood où ses émules mais avec ce somptueux Technicolor (j'en ai encore mal aux yeux) ces costumes chatoyant (à faire passer une revue de l'Alcazar pour épure bressonienne!)...comme actrice c'est déjà pas mal, mais comme danseuse, ça emporte tout! ...elle avait de l'arthrite? la sclérose en plaque commençait elle de secret ravage? ...et dire qu'ils se sont mis à deux pour écrire le script?!? (...script dont on a souvent l'impression que quelques pages ont été égarées en route d'ailleurs)
    Et la mort de la méchante Maria!!! ...les autres films de la môme Montez sont ils du même tonneaux? (j'en doute, ça serait trop beau!!!)

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