"J'admets que le Camp est terriblement difficile à définir. Il faut le méditer et le ressentir intuitivement, comme le Tao de Lao-Tseu. Quand vous y serez parvenu, vous aurez envie d'employer ce mot chaque fois que vous discuterez d'esthétique ou de philosophie, ou de presque tout. Je n'arrive pas à comprendre comment les critiques réussissent à s'en passer."


Christopher ISHERWOOD, The World in the Evening

"Le Camp, c'est la pose effrénée, l'affectation érigée en système, la dérision par l'outrance, l'exhibitionnisme exacerbé, la primauté du second degré, la sublimation par le grotesque, le kitsch dépassant le domaine esthétique pour intégrer la sphère comportementale."

Peter FRENCH, Beauty is the Beast



samedi 19 juillet 2014

KITSCH, SEX AND FUN ! La Fabuleuse histoire des Beach Movies


Troisième partie : Sous le sable, le queer.


Jeffery P. Dennis décrit les teenagers mâles de ces films comme partagés entre la complicité masculine et l'obligation de se soumettre aux impératifs d'une trajectoire hétéronormative. « Le problème central de chaque film est : pourquoi un garçon choisirait-il l'agonie d'une romance hétéro plutôt que la chaleur de l'amitié entre hommes ? » (1)
Alors que Dee Dee n'envisage l'amour qu'en termes de mariage et de vie rangée, Frankie et ses amis le résument au sexe, occupation annexe à leurs passions dominantes : le surf et la camaraderie virile. Celle-ci leur apparaît plus riche et stimulante, tandis que les filles sont vues comme calculatrices, cruelles, dépourvues d'imagination, et toujours prêtes à leur battre froid.
« Girls can't fly ! » (Les filles ne savent pas voler), déclare Frankie à Dee Dee après s'être épanché sur son rêve de conquérir la plus haute des vagues, dans Muscle Beach Party.
Pour Dennis, les films du cycle font de l'homosexualité un signe d'irresponsabilité sociale ; elle est
« ce qui empêche de gagner son pain » et d'entretenir un ménage. C'est pourquoi ceux qui favorisent l'amitié contre la romance straight (délinquants, beatniks, et autres) doivent être convertis ou punis.
Il cite plusieurs personnages peinant à s'aligner sur le modèle hétéronormatif : si Frankie semble récupérable, ce n'est pas le cas de tous ses amis, dont celui qu'incarne l'acteur John Ashley (sous différents noms d'un film à l'autre) (2). Il fréquente les filles sans flirter et se tient souvent à l'écart du groupe, favorisant la compagnie de Frankie et Dee Dee, dont il est le confident asexué. Dans
Beach Blanket Bingo, il est flanqué d'une petite amie, mais il lui manifeste si peu d'attention qu'elle se rabat sur Frankie. Taciturne durant tout le film, son visage ne s'éclaire que lors de sa rencontre avec ce dernier, et, comme pour s'assurer d'une proximité avec lui, il s'empresse de gagner l'amitié de Dee Dee. Quand sa fiancée Bonnie (Deborah Walley, épouse de John Ashley à l'époque) prétend que Frankie a voulu abuser d'elle, sa réaction est si apathique qu'il se fait vertement réprimander par l'accusé de sa froideur envers Bonnie. Dans son sermon, Frankie le somme ouvertement de renoncer aux sentiments qu'il a éveillés chez lui.


John Ashley

Autre personnage crypto-gay de la série, Bonehead (Jody Mc Crea, fils du comédien Joel McCrea) est le gentil benêt dont les plaisanteries tombent à plat et qui accumule les gaffes. Gauche avec les filles, il s'applique à imiter le comportement de ses amis à leur égard. La seule femme qui s'éprend de lui (dans
Beach Blanket Bingo) est... une sirène, Lorelei (Marta Kristen). Incarnation sublimée de la féminité, sa nature la contraint à une relation platonique, ce qui convient plutôt bien à Bonehead. Dans une séquence révélatrice, il prend maladroitement les mesures du corps de Lorelei en l'entourant de ses bras, en vue de lui offrir une robe ; émoustillée, la sirène lui demande de l'enlacer, ce qui le fait s'enfuir à toutes jambes.


Bonehead (Jody McCrea) prend les mesures de Loreleï (Marta Kristen)
dans Beach Blanket Bingo

Dans Pajama Party, Mc Crea tient un rôle différent, mais se montre encore plus dédaigneux envers les femmes. Bien que fiancé à Dee Dee (pour une fois privée de Frankie), Big Lunk la quitte en toute occasion pour se rendre à ses cours de musculation ou jouer au volley avec ses amis (leur complicité est telle que nous voyons l'un d'eux lui mettre résolument la main aux fesses). Il est élevé par son excentrique tante Wendy (Elsa Lanchester), qui le tient pour un gentil crétin mais n'a manifestement pas favorisé son évolution.
Son indifférence envers le sexe opposé ne peut être imputée à la personnalité de Dee Dee, puisqu'il adopte le même comportement avec d'autres filles : harcelé dans sa voiture par une jolie blonde, il refuse de se laisser embrasser, non par fidélité envers sa fiancée, mais parce que cette perspective le terrifie.

Dee Dee cherche le réconfort auprès de Go Go, un extraterrestre ayant pris apparence humaine, pour qui les adolescents sont un sujet d'étude. Son interprète, Tommy Kirk, était homosexuel et eut sa carrière brisée lorsqu'il fut « outé » par la mère de son petit ami. Ses rôles dans la série ont d'évidentes connotations
queer. Dans ce film, il se montre plus asexué qu'ambigu ; il devient le protégé de la tante Wendy et le confident de Dee Dee, qui tente de le séduire mais se heurte à sa naïveté et à son détachement littéralement « martiens ».


Tante Wendy (Elsa Lanchester) et Go Go (Tommy Kirk)

Dans
The Ghost in the Invisible Bikini, il est l'un des trois héritiers que Boris Karloff a couchés sur son testament, malgré l'absence de lien de parenté. Le scénario n'explique jamais la raison de ce legs, bien que la question soit soulevée par une autre héritière, qui se demande quels services ont valu au garçon cette faveur du défunt. Son questionnement est d'autant plus piquant qu'elle est elle-même une adolescente et n'est pas davantage apparentée au mort ; mais n'est-il pas plus légitime (et moins suspect) qu'une jolie fille s'attire les bienfaits d'un homme âgé, plutôt qu'un beau jeune homme ?
Ledit jeune homme, prénommé Chuck, s'attire l'amitié envahissante de Bobby (Aron Kincaid), neveu de la troisième héritière. Indifférent aux avances de Sinistra (Quinn O'Hara), la somptueuse fille du notaire Reginald Ripper (Basil Rathbone), Bobby est en revanche très intéressé par Chuck, qu'il ne lâche pas d'une semelle. Il va jusqu'à lui demander de dormir avec lui, en invoquant sa peur des fantômes hantant le château. Durant la nuit, Chuck est remplacé dans le lit par un malfaiteur costumé en monstre ; Bobby réalise la substitution en voulant prendre la main de Chuck, pour une raison inconnue
-- un geste dont seuls les naïfs s'étonneront...


Tommy Kirk et Aron Kincaid au lit
dans Ghost in the Invisible Bikini

On trouve de semblables équivoques dans un film satellitaire de la série,
Ski Party (Alan Rafkin, 1965), où deux amis, Tod (Frankie Avalon) et Craig (Dwayne Hickman), désireux de participer à un week-end de ski réservé aux filles, se travestissent en « Jane et Nora », selon le principe de Certains l'aiment chaud (auquel il est souvent fait référence). Mais voilà qu'un joli blond, Freddie (Aron Kincaid, décidément abonné aux rôles de cœurs d'artichauts gays), s'éprend de Craig en drag. Encore plus étonnant : ce dernier, au lieu de le rabrouer, se plaît à attiser son attention. Peu avant la fin du film, il avoue à Tod qu'il s'est engagé auprès de Freddie ; épouvanté par cette nouvelle, son camarade l'entraîne dans un taxi pour regagner la Californie, bien que Craig prétende qu'il plaisantait. D'où l'interrogation de Jeffery P. Dennis : « si [Craig] plaisantait réellement, que signifiait précisément la blague ? Qu'il était amoureux d'un garçon, ou qu'il avait trouvé quelqu'un en plus de [Tod] ? Si Tod réagit aussi hystériquement, perdant énormément de temps et d'argent simplement pour éloigner [Craig] de [Freddie], c'est qu'il semble craindre les deux : [Craig] pourrait le quitter pour un autre garçon, et il pourrait être forcé de reconnaître que lui et [Craig] sont déjà ''engagés'', partenaires romantiques dissimulés derrière une camaraderie de coureurs de jupons » (3).


D'autres figures crypto-gay se rencontrent parmi les rôles secondaires de la série, voire les simples silhouettes. Dans Bikini Beach, Frankie Avalon ne se contente pas de jouer Frankie, mais également Potato Bug, un avatar parodique de John Lennon et Paul McCartney, dont la présence sur la plage met les filles en ébullition.
Avalon prit sans doute un plaisir vengeur à brosser cette caricature des Beatles, qui commençaient à détrôner en Amérique les crooners-rockers dans son genre. Mais la charge est trop lourde pour convaincre, d'autant que l'acteur échoue à définir sa cible. Malgré une perruque reproduisant la fameuse « coupe champignon » du quatuor liverpuldien, Avalon ressemble davantage à un ersatz de Terry-Thomas qu'à l'un des « garçons dans le vent ». Vibrionnant et grimaçant, Potatoe Bug réagit à toute chose avec un ébahissement euphorique. Le personnage tient du « pied tendre » cher aux satiristes américains, Européen un peu benêt et trop maniéré pour que sa virilité ne soit pas sujette à caution. Il est escorté d'une garde du corps championne de karaté, ce qui est le comble de la démission masculine
-- un homme n'est pas censé confier sa protection à une femme. Il participe néanmoins à la traditionnelle bagarre finale, et remporte même une course de dragster -- victoire relativisée par le fait qu'un singe bat son record après la compétition.
Potato Bug est une sorte d'anti-Frankie, aussi éloigné de l'aisance décontractée de son rival que des valeurs américaines qu'il incarne (Bug apparaît pour la première fois coiffé d'un casque colonial, allusion aux prétentions hégémoniques britanniques, mais aussi à la colonisation de la musique américaine par la Pop anglaise). Frankie montre sa supériorité sur lui en prouvant qu'il peut facilement l'imiter (ce que l'autre ne saurait faire) dans une scène où il dupe Dee Dee en se faisant passer pour Bug. Fâchée, la jeune fille les unit dans un même mépris et déclare qu'ils peuvent se tuer tous deux dans la course où ils doivent s'affronter. Sans être formellement identifié comme gay, Potato Bug présente plusieurs des traits servant à caractériser les homosexuels dans le cinéma hollywoodien de l'époque.


Potato Bug

C'est un parfum de lesbianisme qui flotte sur les deux membres féminins des Rats, toujours accolées l'une à l'autre et échangeant sans cesse de longs regards entendus. Quant à Cassandra (Beverly Adams), la pin up choisie par Peachy Kane pour sa campagne publicitaire dans How to Stuff a Wild Bikini, elle souffre de « mâlophobie » (dans laquelle les Américains voyaient à l'époque l'une des sources du saphisme), ce qui lui fait commettre une foule de maladresses dommageables à sa séduction.

Les Rats Girls

Chaque film grouille d'allusions fugitives à l'homosexualité : au début de Beach Party, nous découvrons les garçons dormant les uns contre les autres, à-demi nus dans une chambrée. Dans How to Stuff a Wild Bikini, Peachy Kane demande à un jeune binoclard isolé sur la plage s'il a vu passer la sculpturale Cassandra ; l'autre lui répond par un « non » indigné, ce qui suscite une grimace incrédule de Kane, ébahi de trouver un gay sur la plage (How to Stuff).
Ils y abondent pourtant, si l'on en juge par les étreintes amicales, tapes sur les fesses et corps à corps athlétiques auxquels se livrent les jeunes hommes. Un œil exercé ne manquera pas de repérer certains gestes révélateurs, ainsi dans
Beach Blanket Bingo lorsque Michael Nader, le figurant le plus séduisant de la série et le plus enclin à glisser ce genre d'allusions, enfonce avec un sourire ravi une saucisse dans la bouche d'un camarade qui vient d'embrasser sa petite amie.

Il semble que la communauté gay était assez libéralement représentée parmi les apollons faisant office de figurants, et formait l'un des « clans » évoqués par les témoins des tournages. Selon Ed Garner, « les stars formaient un groupe, les surfers et les filles de plage un autre groupe, et Harvey Lembeck et son équipe étaient le troisième. Je ne pense pas que Frankie et Annette se tenaient à distance (comme quelques acteurs l'ont suggéré), mais je crois que tous deux commençaient à avoir d'autres projets » (4).

La chambrée des garçons dans Beach Party


Michael Nader partage sa saucisse

Les ambiguïtés sont tout aussi courantes chez les protagonistes âgés, à commencer par le professeur Sutwell de
Beach Party. Sa romance avec Dee Dee reste platonique et s'apparente à une relation père-fille ; il est si peu porté sur le sexe que son assistante lui conseille : « Quand vous aurez écrit votre livre (sur la sexualité), lisez-le ! » Son attachement à sa barbe exprime un souci de virilité que contredit sa tenue de bain extrêmement voyante (un peignoir de soie japonais et un maillot « offert par l'YMCA de Tokyo »).
Il introduit dans la série un élément repris dans tous les films suivants : la
« technique himalayenne de suspension temporelle », qui permet de paralyser un agresseur en posant l'index sur un point précis de sa tempe. Baptisée « le doigt » par les adolescents, cette technique nous vaut la répétition du même gag, annoncé par des expressions comme « fais-lui le doigt », « il va lui faire le doigt » ou « il s'est fait le doigt » (dans le cas de Von Zipper, qui a la fâcheuse manie de se paralyser lui-même). Outre le double-sens de ces locutions, la fascination des garçons pour ce « coup du doigt » enseigné par le professeur prend une résonance sexuellement équivoque. 


Le Professeur Sutwell fait "le doigt" dans Beach Party

Dans
Bikini Beach, Honeywagon accueille avec tiédeur les avances de Vivien Clements, et s'il finit par l'épouser, c'est dans un mouvement de renoncement global à tous ses projets. Dans How to Stuff a Wild Bikini, Peachy Kane voue une adoration sans borne à son patron « Big Deal » MacPherson (Brian Donlevy) ; il entre dans de véritable transes en sa présence et entonne pour lui un chant de louange et d'amour en plein conseil d'administration (« Je suis fou de vous ! »). Les deux hommes ont une scène étrange où Peachy cherche désespérément son pantalon perdu, dans l'angoisse d'être vu en caleçon par son employeur.
Mais l'adulte le plus résolument gay de la série est incontestablement Bullets, l'imprésario magouilleur de
Beach Blanket Bingo, incarné par le très Camp et ouvertement homosexuel Paul Lynde. Son « Bonjour les filles ! » lancé avec négligence aux surfeuses avant qu'il ne se précipite sur les garçons, caractérise d'emblée le personnage. Très porté sur l'humour Camp, il répond à la protestation d'amitié de Von Zipper (« Vous, je vous aime bien ») par un sarcastique : « Je vous réserve ma prochaine danse ».

(à suivre...)

Paul Lynde (à gauche) avec Frankie Avalon et Linda Evans

L'humoriste Paul Lynde,
l'un des comédiens les plus tapageusement gay et Camp de Hollywood

1. Jeffery P. Dennis, Queering Teen Culture : All-American Boys and Same Dex Desire in Film and Television, Routledge, 2006, p.87.
2. Ibid., p88-9.
3. Ibid., p.93.
4. Tom Lisanti, Hollywood Surf and Beach Movies, The First Wave : 1959-1969, McFarland, 2005.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire