"J'admets que le Camp est terriblement difficile à définir. Il faut le méditer et le ressentir intuitivement, comme le Tao de Lao-Tseu. Quand vous y serez parvenu, vous aurez envie d'employer ce mot chaque fois que vous discuterez d'esthétique ou de philosophie, ou de presque tout. Je n'arrive pas à comprendre comment les critiques réussissent à s'en passer."


Christopher ISHERWOOD, The World in the Evening

"Le Camp, c'est la pose effrénée, l'affectation érigée en système, la dérision par l'outrance, l'exhibitionnisme exacerbé, la primauté du second degré, la sublimation par le grotesque, le kitsch dépassant le domaine esthétique pour intégrer la sphère comportementale."

Peter FRENCH, Beauty is the Beast



samedi 16 août 2014

KITSCH, SEX AND FUN ! La Fabuleuse histoire des Beach Movies...


Cinquième et dernière partie : L'Adieu aux lames...




Dans un registre franchement campy, The Horror of Party Beach (Del Tenney, 1964), ahurissant mélange de musical, de film de plage et de film d'horreur, s'impose comme un parfait exemple de navet culte, extrêmement populaire auprès des fanatiques de « mauvais cinéma ».
Des fûts de déchets radioactifs, largués à quelques mètres d'une plage du Connecticut, transforment un squelette humain gisant au fond de la mer en un « craignos monster » vaguement réminiscent de L'Etrange créature du lac noir (Jack Arnold, 1953). Bientôt, ce sont trois monstres similaires qui terrorisent la petite ville côtière, décimant sa population (de préférence féminine).
Avant de faire basculer l'intrigue dans l'épouvante doucement gore (1), Del Tenney rassemble tous les ingrédients du
beach movie. Nous retrouvons les teenagers trentenaires et les bikers agressifs se trémoussant sur les accords d'un groupe rock (le budget ne permettant pas d'en engager plusieurs, c'est aux seuls Del-Aires que revint l'honneur d'interpréter pas moins de six redoutables compositions, dont l'inaudible « The Zombie Stomp »), nous assistons à une "pyjama party" (qui tourne au massacre de ses vingt participantes) et aux chamailleries d'un couple mal assorti (un étudiant en sciences et une catin, que son immoralité désigne comme la première victime du monstre).
La suite se déroule loin du rivage et abandonne l'esthétique et les conventions du genre en faveur de celles du « film de monstres » des années 1950.


Le look des créatures ichtyoïdes, dignes des marionnettes géantes de Sesame Street, compte parmi les plus ridicules jamais vus à l'écran et a beaucoup fait pour la popularité du film. Leur curieuse démarche évoque les douleurs d'un lumbago ou d'une crise hémorroïdaire, leurs yeux sont des balles de ping pong mal serties dans les cavités orbitales, et leur bouche démesurée s'ouvre sur une dizaine d'appendices ballottants ressemblant à s'y méprendre à une grappe de saucisses knacki. Leur agressivité semble moins provoquée par la soif de sang que par une libido exacerbée -- dans une scène particulièrement grotesque, l'une d'elles ira jusqu'à briser la vitrine d'un magasin pour s'emparer d'un mannequin qui lui a tapé dans l'œil.


Outre ces bestioles, le personnage le plus mémorable de film est Eulabelle (Eulabelle Moore), la domestique noire du Dr Gavin (Allan Laurel), scientifique chargé d'élucider les meurtres de Party Beach. Un tel stéréotype de mama afro-américaine ne s'était plus rencontré depuis les années 1930-40. Insensible aux remarques condescendantes d'un employeur à qui elle est toute dévouée, Eulabelle soutient mordicus que les monstres sont issus de rituels vaudou, et ressort un vieux gri-gri de ses tiroirs. Rentrant tard dans la demeure de son maître, son ombre imposante la fait prendre par les habitants pour l'une des créatures. Elle aidera à leur destruction en renversant accidentellement du sodium sur le membre amputé de l'un des monstres, ce qui révèle leur vulnérabilité à ce métal.


Del Tenney parvient occasionnellement à instaurer un climat d'angoisse, comme dans le moment précédant l'attaque de trois jeunes femmes dans un bois. Elles perçoivent l'approche des créatures à leur forte odeur de poisson et commencent à paniquer, dans une séquence qui anticipe les scènes d'expectative de Massacre à la tronçonneuse.
Ailleurs, le réalisateur rate magistralement ses effets, comme lors du massacre dans le pavillon des filles, où celles-ci prennent d'abord les monstres pour un groupe de garçons venus les lutiner, tout en s'étonnant, elles aussi, de leur
« odeur de poisson mort ».
Une autre séquence reprend une convention du film d'horreur de façon si grotesque qu'elle en devient hallucinante. Il arrive fréquemment qu'un protagoniste soit effrayé en découvrant un élément visible des seuls spectateurs ; ici, le processus est inversé : un personnage ne s'aperçoit pas que son ami est défiguré alors qu'il lui fait face, et c'est seulement lorsqu'il fait basculer son visage vers la caméra qu'il se met à hurler  !



Bien que vierge d'éléments queer, le film recèle un lapsus quasi inévitable dans les beach movies : après un long combat entre le (plus très) jeune premier et un blouson noir que drague sa fiancée, les deux hommes se serrent amicalement la main et laissent la demoiselle en plan.
La même année, Del Tenney réalisa un film d'épouvante gothique,
The Curse of the Living Corpse, lorgnant vers Roger Corman, et plus encore vers Andy Milligan, ainsi qu'un film de zombie précurseur, I Eat your Skin. Après quarante ans de silence, il revint au genre en 2003 avec l'étonnamment réussi Descendant, lui aussi très « milliganien » et assez inspiré d'Edgar Poe (en particulier de « La Chute de la maison Usher »).




Sorti en 1967 mais tourné deux ans plus tôt, It's a Bikini World fut le dernier des beach movies (avant le regain des années 1980) et le premier signé par une femme, Stéphanie Rothman. Cette bande léthargique, parfois vantée pour son propos féministe, ne l'est pourtant guère plus que les autres films du genre. Un garçon machiste, Mike Samson (Tommy Kirk), et une jeune femme insensible à son charme, opportunément appelée Delilah (Deborah Walley) s'affrontent dans diverses compétitions (courses de skateboards, de jet ski, de voitures, etc.). La demoiselle parvient à remporter la victoire finale, mais ce succès s'avère mensonger, Mike ayant simulé une crampe pour permettre à sa concurrente de gagner la dernière course. La résistance de Delilah aux avances du tombeur est vaincue à la dernière image -- et reste sujette à caution tout au long du métrage. Elle semble s'éprendre du frère de Mike, le très intellectuel et compassé Herbert, mais ce dernier n'est autre que Mike déguisé pour la séduire. Dupée par ce grossier stratagème et incapable de battre le mâle sur le terrain des sports, Delilah ne se distingue guère de Dee Dee et autres beach bunnies.

Mike Samson (Tommy Kirk)

Au bout du compte, It's a Bikini World est l'un des spécimens les moins audacieux du genre, y compris sur le plan narratif, où Rothman et son co-scénariste Charles S. Swartz se montrent particulièrement inconsistants. Les tentatives d'interprétation féministe furent probablement inspirées aux critiques par le sexe de la cinéaste, comme s'il fallait absolument qu'un film de femme différât sur ce point de ceux de ses collègues masculins. Ce fut parfois le cas d'autres réalisations de Rothman (2), mais pas de cette production, qui élude en outre toute approche homoérotique.
Bien que Rothman prétendit vouloir dénuder les garçons autant que les filles, ils sont ici plus vêtus que dans un film d'Asher ou de Weis, et la seule figure crypto-gay est un photographe simplet ne présentant qu'un vague intérêt comique. Le tournage eut lieu en hiver alors que l'action se déroule en été, ce qui nous vaut des cieux grisâtres, des arbres dépouillés, et une ambiance cafardeuse fort peu adaptés à l'intrigue. Les numéros musicaux, rassemblant quelques groupes alors populaires comme The Animals ou les Castaways, sont davantage dans le goût de la nouvelle mode Pop que ceux des films A.I.P. (comme le sont les décors d'intérieurs, de style assez warholien) ; mais ils sont filmés avec platitude et souffrent de playbacks mal exécutés.


Des tenues de plage hivernales

Il fallut attendre le succès du Lagon bleu
(Randal Kleiser, 1980) pour qu'émerge, dans les
années 1980, une nouvelle génération de beach movies, différant de leurs homologues des années 1960 par l'accent mis sur l'érotisme et l'humour grivois (3).
C'est à l'occasion de cette nouvelle vague qu'Annette Funicello et Frankie Avalon reprirent du service pour un
revival de leurs aventures, le très amusant Back to the Beach (Lyndall Hobbs, 1987), où personnages et interprètes se confondent -- preuve de leur indissociabilité dans l'esprit du public. Funicello n'est donc plus prénommée Dee Dee, mais Annette (peut-être pour des raisons de droits détenus par Sam Arkoff, absent du projet), et nous voyons quelques images des émissions de Walt Disney où elle apparaissait enfant. On nous rappelle également que Frankie Avalon fut un chanteur à succès dans les années soixante, extrait de show télévisé à l'appui.


Désormais mariés, ils vivent dans l'Ohio, où Frankie (dont le prénom n'est jamais mentionné) est vendeur de voitures (il en vante les mérites dans des spots publicitaires rappelant son passé de surfeur). Ménagère modèle, Annette trompe son ennui en s'adonnant compulsivement au shopping et en remplissant ses armoires de boîtes de beurre de cacahuète dont elle gave son délinquant de fils, Bobby (Demian Slade).


Annette, épouse modèle...

Leur fille Sandi (Lori Loughlin) vit en Californie, près de la plage où ses parents passaient jadis leurs été. Pour rompre la monotonie de leur quotidien, ils décident de lui rendre visite sur le chemin de leurs vacances à Hawaï. Les vieilles habitudes ayant la peau dure, ils ne tardent pas à se
disputer lorsqu'une ancienne conquête de Frankie se remet à lui faire du gringue. Jalouse, Annette se laisse courtiser par un surfeur m'as-tu-vu, tandis que Sandi se chamaille avec son fiancé Michael (Tommy Hinkley) et que Bobby rejoint une bande de punks, terreurs de la plage et équivalents modernes des « Rats and Mice » d'Eric Von Zipper. Le film s'achève par des réconciliations générales après une compétition de surf opposant l'un des punks à Frankie, qui en sort victorieux.


Le nouveau flirt d'Annette

Ne pouvant reproduire la tonalité désuète du cycle A.I.P., Lyndall Hobbs et ses six scénaristes (pas moins !) s'engagent sans détour dans la voie de la démystification et du postmodernisme.
Le Camp atteint parfois des sommets, comme dans le pré-générique où Bobby évoque avec causticité le passé de ses parents et leur actuel statut de
has-been. Pour le concours de surf final, la technique calamiteuse de la rear projection est raillée de façon délirante : devant un écran envahi par une vague immense, Frankie mime les mouvements du surfeur tout en se rasant, en jouant au golf et en signant un autographe à un fan surgi dans le cadre, le tout sur la musique d'Indiana Jones ! 


Rear projection

Le thème du vieillissement est exploité avec malice : Frankie peine à traîner sa planche de surf jusqu'à la mer et met un temps fou à grimper dessus ; en rupture avec l'une des conventions des films A.I.P., il refuse de chanter au volant de sa voiture pour ne pas troubler sa concentration. Annette est une mère de famille ultra-kitsch, accueillant avec le sourire les reproches d'un fils qui la menace constamment d'un peigne à cran d'arrêt, tague les murs du salon, et harcèle le caniche avec des prises de karaté. A la plage, elle organise une « pyjama party » comme au temps de sa jeunesse, se risque à chanter le ska, et arbore des maillots aux couleurs « cartoonesques » confectionnés par Marlene Stewart, la costumière de Madonna. Toujours désirable, elle flirte avec un athlète demeuré qui parade en slip léopard et rit bêtement à chacune de ses phrases.


Sandi (Lori Loughlin) et son fiancé équivoque...

Vu leur âge, Frankie et Annette auraient logiquement dû tenir le rôle d'adultes perturbateurs dévolus aux
guest-stars dans les anciens films du cycle. Mais hormis la jalousie de Frankie envers son futur gendre et les manœuvres d'Annette avec son surfeur d'opérette, ils n'importunent pas la jeunesse ni n'engagent de relations intergénérationnelles. Ils sont accueillis à bras ouverts par les adolescents (qui, comme chez A.I.P., sont interprétés par des comédiens sensiblement plus âgés que leurs personnages), partagent leurs distractions et les enrichissent de leur expérience (c'est grâce à la beach party initiée par Frankie que les couples se réconcilient, et c'est son passé mythique de surfeur, réactualisé par la compétition finale, qui met un terme aux dissensions entre le clan des punks et celui des yuppies).



Les Affreux -- nouvelle génération

Le monde décrit par
Back to the Beach est encore plus idyllique et innocent que celui des anciens beach movies ; il n'y souffle même plus le vent de folie surréaliste qui chamboulait la routine des films d'Asher et de Weis. Le seul élément insolite est le surgissement de Pee-Wee Herman, qui effectue une danse hystérique en reprenant le « Surfin' Bird » des Trashmen, avant de disparaître sur une planche de surf volante. Ce climat bon enfant et sagement conservateur est heureusement sous-tendu par la dérision Camp, qui fait de Back to the Beach un chapitre final des plus satisfaisants. Comme s'étonnait Roger Ebert : « Qui aurait cru que Frankie Avalon et Annette Funicello participerait à leur meilleur beach party movie 25 ans après les originaux ? » Sans doute pas la critique, qui dans l'ensemble se montra clémente envers ce comeback inattendu.


Guest-star : Pee-Wee Herman

Je ne saurais clore ce
tte série d'articles sans signaler la parodie la plus Camp du genre, Psycho Beach Party de Robert Lee King (2000), qui passe en revue tous les poncifs du film de plage avec une insolence ravageuse et se double d'un pastiche ultra-queer des films d'horreur.
Dans cette adaptation d'une pièce du travesti Charles Busch (qui fit subir le même traitement au mélodrame avec
Die, Mommie, Die !, Mark Rucker, 2003), une apprentie surfeuse schizophrène aux multiples changements de personnalité, se croit l'auteure d'une série de crimes qui ensanglante les plages de Malibu, et dont les victimes sont retrouvées avec les testicules dans la bouche. Busch s'octroie le rôle de l'inspectrice chargée de l'enquête dans ce monument d'outrance et de mauvais goût que n'aurait pas renié John Waters.



Charles Busch, inspectrice de charme (à gauche)
en compagnie de Kimberley Davies

Frankie Avalon se moque gentiment de lui-même dans Back to the Beach :




Annette danse le ska dans Back to the Beach



1. Les scènes sanglantes furent systématiquement coupées des copies diffusées à la télévision américaine, mais réintégrées dans le DVD zone 1.
2. Son adaptation du « Carmilla » de Sheridan LeFanu, The Velvet Vampire (1971), ou son amusant sexploitation, The Student Nurses (1970).
3. Citons Amours de vacances, Randal Kleiser, 1982 ; Spring Break, Sean S. Cunningham, 1983 ; Hardbodies, Mark Griffiths, 1984 ; Fraternity Vacation, James Frawley, 1985.

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