par BBJane Hudson
A la demande générale de Valentine, je reviens (très) longuement sur ce film dont il était brièvement question dans le précédent post...
Si vous souhaitez l'hadopiser (DVDRip, V.O.sous-titrée), rendez-vous sur mon autre blog, SMORGASBLOG...
N.B. : The Loved One est connu en France sous deux titres : "Ce Cher disparu", et "Le Cher disparu". J'ai choisi de conserver le premier (celui de la sortie en salles) dans cet article...
Tous les éléments semblaient réunis pour faire de Ce Cher disparu un succès commercial et critique : un casting rassemblant une dizaine de stars, un réalisateur ayant obtenu l'Oscar du meilleur film et de la meilleure mise en scène (pour Tom Jones, 1963), un script de Christopher Isherwood et Terry Southern (auteur de best-sellers et scénariste encensé du Docteur Folamour de Stanley Kubrick, 1964), adaptant une novella à succès d'Evelyn Waugh. Cette débauche de talents était mise au service d'un film dont l'argument publicitaire garantissait que « chacun y trouverait de quoi être offensé. » Cette promesse eut-elle un effet dissuasif sur le public ? Les offenses furent-elles jugées intolérables ? Ou l'œuvre s'avéra-t-elle tout bonnement calamiteuse ? Si les critiques émirent des avis divergents sur les causes de l'échec, ils s'accordèrent sur ce dernier. Pour Pauline Keal, influente chroniqueuse du « Time », le film était « un désastre triomphant — comme un navire en perdition qui atteint malgré tout le port parce que tout le monde à bord est trop ahuri pour paniquer. » Concédant quelques qualités à de menus détails, elle jugeait les effets satiriques choquants, non par leur contenu, mais par leur ratage, dû à une méconnaissance des réactions du public : « Richardson et compagnie sont manifestement convaincus qu'ils nous feront dresser les cheveux sur la tête. Ce qui est offensant, c'est la supposition complaisante que des choses mal faites sont brillantes simplement parce qu'elles sont susceptibles d'offenser. » Cette opinion fut relayée par l'ensemble de ses confrères, souvent de façon plus tranchée. Pour le dramaturge John Osborne, dont Tony Richardson avait adapté cinq ans plus tôt la pièce Le Cabotin, il s'agissait ni plus ni moins de « l'un des films les moins judicieux jamais commis. »
Aujourd'hui réhabilité par les amateurs d' « Objets Filmiques Non Identifiés » et par une bonne partie de la critique contemporaine, Ce Cher disparu connaît le même destin que d'autres productions inclassables comme Myra Breckinridge ou Skidoo, dont on se demande, avec le recul du temps, ce qui poussa de grands studios à les mettre en chantier, tant ils défiaient les normes de leur époque. Il fut l'un des premiers représentants de cette mini-vague d'extravagances celluloïdiques ayant pour points communs des sujets farfelus ou scabreux illustrés de façon provocante, des budgets colossaux, des distributions prestigieuses mais hétéroclites, un goût très Pop du salmigondis esthétique, un mélange de prétentions avant-gardistes et de roublardise commerciale. Comme l'écrit Charles Taylor du « New York Observer » : « The Loved One est l'un des exemples les plus piquants d'une période où les studios, confrontés à l'érosion de leur audience traditionnelle et complètement déconcertés par les attentes du jeune public, étaient enclins à essayer n'importe quoi, même à se dévorer vivants. »
Evelyn Waugh écrivit son roman après un séjour malheureux à Hollywood pour y préparer l'adaptation de son livre « Brideshead revisited » (le film ne fut jamais tourné). Il y prend pour cible l'univers des studios et l'une des expressions de sa mégalomanie : l'industrie funéraire.
Le cinéaste Tony RICHARDSON
Dennis Barlow (Robert Morse), jeune poète anglais, se rend à Hollywood pour y retrouver son oncle, Sir Francis (John Gielgud), un peintre renommé travaillant depuis trente ans aux Megapolitan Studios. Dennis espère y devenir scénariste mais n'en aura pas l'occasion ; en pleine disgrâce, Sir Francis apprend son renvoi et se pend au plongeoir de sa piscine. La colonie britannique hollywoodienne, souhaitant lui donner des funérailles grandioses, charge Dennis de s'adresser à l'entreprise dirigeant le cimetière de Whispering Glades (les Clairières Chuchotantes), où reposent les millionnaires locaux. Le jeune homme y rencontre Aimée Thanatogenous (Anjanette Comer), une thanatopractrice dont il s'éprend. Hélas, celle-ci n'éprouve de sentiments que pour ses chers défunts ; elle est en outre courtisée par M. Joyboy (Rod Steiger), l'embaumeur en chef, célibataire efféminé vivant avec sa mère obèse. Le Révérend Glenworthy (Jonathan Winters), propriétaire de la nécropole et escroc patenté, souhaite remédier au manque d'espace qui menace son négoce en lançant un projet fabuleux : mettre les cadavres sur orbite. Il obtient le soutien du général Brinkman (Dana Andrews), chef des Forces Aéronautiques, et prépare le lancement de la première dépouille, celle d'un ancien cosmonaute. Ecœurée par la perspective de voir son cher cimetière se transformer en annexe de Cap Carnaveral, Aimée se suicide en s'embaumant vivante. Pour éviter le scandale, Joyboy et Dennis substituent son corps à celui du cosmonaute dans la « fusée mortuaire », dont le décollage est un franc succès.
Tab HUNTER sous la statue du Révérend Glenworthy
Whispering Glades fut inspiré à Evelyn Waugh par le Forest Lawn Memorial de Los Angeles, sorte de Luna Park de la mort, en lequel il voyait une nécropole digne des pharaons. Gigantesque espace aménagé dans le plus pur style kitsch, planté de statues grecques et divisé en parcelles « poétiquement » ornementées, le lieu reproduit les fastes et le clinquant des décors édifiés dans les studios voisins. Comme dans ces derniers, les visiteurs se pressent, avides de magnificence et d'artifice, orientés par un guide qui les attend au pied de la colossale statue d'un Révérend Glenworthy plus proche du chef de secte que de l'entrepreneur de pompes funèbres. C'est le royaume de « la mort Camp », ou, si j'ose écrire, du glamort. Son parcours est jalonné de bornes diffusant la voix du maître des lieux, dont les sermons amphigouriques couvrent le clapotis des cascades. En ce lieu, les défunts sont les égaux des stars, cernés par une illusion de grandeur qui n'est que chiqué. Plus que dans toute autre satire des mœurs hollywoodiennes, le Camp est ici directement lié à la mort de par le cadre même du film, qui confond dans une même démesure la pompe de l'usine à rêves et celle de l'industrie du trépas.
Waugh décéda deux semaines après la sortie du film, qu'il détestait. Dans une lettre adressée à Tony Richardson, il répétait sa déception que l'adaptation de son roman n'eût pas été confiée à Luis Bunuel, comme il en avait été question (les vedettes pressenties étaient Alec Guinness et Shirley MacLaine). On conçoit que le cinéaste espagnol aurait apporté une tout autre tonalité au sujet, jouant de ses potentialités insolites et macabres dans une perspective moins Camp que celle du cinéaste anglais — et probablement moins gay friendly. Sur ce dernier point, Ce Cher disparu est des plus explicites. On raconte que le propre co-producteur du film, John Calley, le définit un jour avec humeur comme un « défilé de pédés », ce qui en dit long sur sa déconvenue. La distribution est en effet l'une des plus éloquentes en la matière, entre les homosexuels John Gielgud, Roddy McDowall, Tab Hunter et Liberace, les acteurs connotés comme Robert Morley et Alan Napier, et le numéro très follingue de Rod Steiger — sans parler du co-scénariste Christopher Isherwood et du bisexuel Tony Richardson.
Robert MORLEY (g.) et Robert MORSE (d.)
La communauté anglaise, présidée par le très affecté Sir Abercrombie, soudée par l'observance de codes stricts et le mépris de la goujaterie ambiante, constitue au sein des studios un îlot d'élégance et de raffinement, et pourrait aisément passer pour un cercle gay très fermé. Lors de son assemblée, le discours prononcé par Abercrombie insiste sur la nécessité du « paraître » (autrement dit, de "passer pour straight"), sur l'image que tout gentleman se doit d'assumer aux yeux du monde : « Ne jamais faire à la ville ce que je ne ferai pas à l'écran, ne jamais faire à l'écran ce que je ne ferai pas à la ville. » Ce précepte interdit notamment d'accepter un emploi indigne de son image, comme le rappelle Abercrombie au jeune Dennis ; celui-ci ne s'en fait pas moins embaucher dans un hammam — lieu traditionnellement associé à la communauté homo. Les premiers pas de Dennis à Hollywood sont ainsi parrainés par une société crypto-gay, dont son oncle, Sir Francis, est le membre le moins « crypté ». John Gielgud prend un plaisir manifeste à ciseler une silhouette d'artiste précieux et désabusé, inadapté à la vie hollywoodienne malgré trente années passées dans les studios, peignant des toiles pompières dans un peignoir de soie et sous la protection d'une ombrelle. Les auteurs le parent d'une aura desmondienne lorsque, prenant le petit-déjeuner au bord de sa piscine délabrée et colonisée par les rats, il évoque la splendeur passée de son cottage. C'est au-dessus de cette piscine qu'il se pendra après son limogeage sans préavis — auparavant, il avait été relégué à l'emploi subalterne de coach d'un acteur de westerns, à qui il devait inculquer l'accent anglais pour en faire un James Bond plus policé que l'original.
L'autre grande figure gay du film est l'inénarrable M. Joyboy, chef embaumeur tatillon de Whispering Glades, dont un Rod Steiger affublé de cheveux blonds fignole les maniérismes et les déhanchements. Ses scènes avec sa mère, « points culminants de cinéma comique brut » selon William Emerson, suffiraient à elles seules à faire entrer Ce Cher disparu au panthéon du cinéma Camp. Pachydermique et demeurée, Mme Joyboy passe ses journées vautrée sur son lit à regarder la télévision tout en engloutissant d'effrayantes quantités de nourriture. Elles voue un véritable culte aux spots publicitaires alimentaires, qui ont le don de creuser son appétit déjà béant, et dont elle se goinfre avec la même délectation que des monceaux de victuailles cuisinées par son fils. Son plus cher compagnon est un mainate baptisé Gandhi (« Parce qu'il est si maigre ! ») qui aime à répéter que « la mort n'existe pas ». Un plan bref le montrant en train de picorer l'œil d'un cochon de lait semble emprunté au film qu'aurait pu tourner Bunuel, tout comme le monstrueux cauchemar œdipien raconté par Joyboy : apportant à sa mère un plat de homards géants amoureusement mitonnés, il voit avec horreur les crustacés reprendre vie et la dévorer tout entière ! Fatigué de devoir la laver à l'éponge, il économise vaillamment pour lui offrir une baignoire à ses mesures. Mme Joyboy s'impose comme l'incarnation ultime d'une maternité anthropophage, sorte d'amibe irrassasiable compensant sa fonction procréatrice par l'empiffrement. Bien que son fils voit en elle « une véritable reine », elle n'est plus qu'un corps pléthorique et abyssal — un monstre envahissant, comme l'enfant-fœtus de Eraserhead (ce n'est pas sans raison que Ce Cher disparu fut parfois décrit comme la rencontre de David Lynch et des Monty Python).
Rod STEIGER et Anjanette COMER
Icône de la culture Camp, le pianiste et showman Liberace fait une apparition remarquée en vendeur de cercueils onctueux et stylé, vantant les mérites respectifs des capitonnages en rayonne ou en soie, expliquant les subtiles différences entre étanchéité, résistance à la moiteur et protection contre l'humidité, et incitant Dennis à acheter un costume spécialement adapté aux défunts et des chaussures idoines, car « les pieds ont tendance à se recourber » dans la mort... Il réapparaît brièvement dans l'une des scènes les plus délirantes du film : l'orgie dans le funérarium. Afin de gagner les faveurs du commandant des forces aéronautiques, le Révérend Glenworthy organise une petite sauterie dans un salon mortuaire. Les cercueils libèrent des filles dénudées, au grand ravissement des gradés ; l'un des couvercles s'ouvre sur Liberace, qui demande galamment du feu à l'un des militaires, nullement décontenancé. Ces petits détails dont le film est parsemé ajoutent grandement à sa saveur queer.
Liberace
Le queer, dans sa traduction littérale et non « homorientée » (« étrange » , « tordu »), trouve une représentante exemplaire en la personne d'Aimée Thanatogenous, « esthéticienne de la chambre du sommeil », bientôt promue « Première Dame Embaumeuse des Clairières Chuchotantes ». Eperdument éprise de son travail, inconditionnellement dévouée au Révérend Glenworthy, elle ne s'épanouit que dans la compagnie des morts et l'enceinte du cimetière. D'abord réfractaire aux avances de Dennis (elle lui avoue n'être attirée que par les jeunes enfants et les vieillards, car ils sont les plus exposés à la mort), elle se laisse finalement courtiser, sans grande conviction. M. Boyjoy semble la séduire davantage, de par sa profession d'embaumeur et sa position enviable au sein des Clairières Chuchotantes ; mais la rencontre traumatisante avec sa mère ne tarde pas à la faire déchanter. Déroutée face à l'amour, elle se réfère aux conseils d'un pseudo gourou tenant le courrier du cœur d'une gazette, qui se révèlera n'être qu'un chroniqueur cynique et alcoolique. Sa maison, construite sur un glissement de terrain et menaçant de s'effondrer au moindre pas de ses occupants, est son seul refuge après la nécropole ; là encore, la présence d'un danger mortel la rassure et la met en joie — superbe idée de scénariste que cette familiarité résignée du personnage avec la mort dans son cadre quotidien. « Je ne connais rien de plus beau et de plus excitant que le repos éternel », s'exclame-t-elle en faisant de la balançoire au bord du gouffre que surplombe sa véranda. Nécrophile inconsciente, Aimée Thanatogenos célèbrera ses épousailles avec la mort dans ce qui est peut-être la scène la plus dérangeante du film : l'auto-embaumement auquel elle procède cérémonieusement, allant jusqu'à se maquiller au préalable avec les accessoires qu'elle utilise pour les cadavres.
Anjanette COMER prépare son embaumement
Pour beaucoup de critiques, l'aspect le plus déplaisant de Ce Cher disparu est sa misogynie, jugée caractéristique de Tony Richardson et de Terry Southern. S'il est vrai que le film dresse une galerie de portraits féminins guère reluisante (on peut y ajouter la veuve de l'astronaute dont la dépouille doit être envoyée dans l'espace — une go go girl défraîchie et nymphomane), les personnages masculins ne sont pas épargnés, à l'exception peut-être de l'oncle Francis, vieille folle désillusionnée et touchante. Le Révérend est un escroc abject et égocentrique ; son frère jumeau, gérant d'une succursale miteuse des Clairières destinée aux animaux morts, est un larbin acquis à ses magouilles ; le « gourou » de la presse du cœur est une épave amère et vitupérante (lorsqu'Aimée vient lui demander conseil, il lui suggère de se jeter du haut d'un immeuble) ; enfin, Dennis lui-même n'a rien de très attrayant. Ce Candide moderne simule la naïveté, et s'il commence par observer avec incrédulité les malversations qui l'entourent, il ne répugne pas en à devenir complice — ni à les reproduire dans le cimetière d'animaux où il est employé.
Le Révérend Glenworthy (Jonathan WINTERS)
Ce carnaval de monstres inspira de nombreux cinéastes de sensibilité Camp, à commencer par John Waters, qui trouva un équivalent à Mme Joyboy en son actrice fétiche Edith Massey, particulièrement dans son rôle de « la dame aux œufs » de Pink Flamingos. Une scène de mariage hilarante, où le prêtre bouscule les conjoints pour embrayer sur des obsèques, donna probablement des idées à Jim Sherman pour la première séquence du Rocky Horror Picture Show. Blake Edwards, à la fin de S.O.B., autre mémorable satire d'Hollywood, se rappela sans doute du finale du Cher Disparu : les deux films s'achèvent dans une morgue où l'on procède cocassement à une substitution de cadavres.
Maman Boyjoy (Ayllene GIBBONS)
L'échec commercial du film fut d'autant plus lourd pour la MGM que son budget s'élevait à plus de 5 millions de dollars, somme largement imputable aux caprices de Richardson. Le cinéaste espérait une révision de son salaire après avoir raflé plusieurs oscars pour Tom Jones ; il ne l'obtint pas, et résolut de se venger en multipliant les notes de frais astronomiques (les comédiens étaient quotidiennement abreuvés de Dom Pérignon et nourris de caviar), et en engageant des stars aux cachets mirobolants pour des rôles de figuration (James Coburn n'apparaît que trois minutes), tandis qu'il confiait les têtes d'affiche à deux parfaits inconnus : Robert Morse et Anjanette Comer. Cette décision n'était motivée que par la volonté de faire enrager la MGM (son contrat garantissait à Richardson les pleins pouvoirs sur le projet, fait extrêmement rare qui indique combien le jeune prodige était alors tenu en haute estime.) La firme, dans un esprit de rancune tout aussi dérisoire, saborda le lancement du film, lui assurant une publicité minimale et une diffusion limitée (il resta invisible durant des décennies après sa brève exploitation.) Richardson, sérieusement échaudé, regagna l'Angleterre pour y tourner Mademoiselle d'après Jean Genet, et devint l'un de ces nombreux « disparus » européens que Hollywood s'épargna de pleurer.
J'ai lu le livre de Waugh, j'ignore tout du film. Ou plutôt, j'ignorais tout du film. Billet passionnant à tous points de vue - et ces liens qui nous emmènent toujours plus loin ! - et de quoi nourrir la "mécanique intérieure", alors je file découvrir le film !
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