"J'admets que le Camp est terriblement difficile à définir. Il faut le méditer et le ressentir intuitivement, comme le Tao de Lao-Tseu. Quand vous y serez parvenu, vous aurez envie d'employer ce mot chaque fois que vous discuterez d'esthétique ou de philosophie, ou de presque tout. Je n'arrive pas à comprendre comment les critiques réussissent à s'en passer."


Christopher ISHERWOOD, The World in the Evening

"Le Camp, c'est la pose effrénée, l'affectation érigée en système, la dérision par l'outrance, l'exhibitionnisme exacerbé, la primauté du second degré, la sublimation par le grotesque, le kitsch dépassant le domaine esthétique pour intégrer la sphère comportementale."

Peter FRENCH, Beauty is the Beast



jeudi 12 mai 2011

ONCE UPON A FLOP


par Valentine Deluxe


« C’est long l’éternité, surtout vers la fin. » (Woody ALLEN)

En votre Valentine, comme en tout accro à la camp attitude qui se respecte, il y a un petit Néron qui sommeille (et que d’un œil, encore !...)

Si les grandes déesses du 7ème Art nous fascinent, notre préférence ira toujours aux destins tragiques, aux décadences spectaculaires, aux fins de carrières sordides. Les têtes de gondoles du box-office ne peuvent que tièdement nous intéresser, alors que l’évocation d’un fiasco d’anthologie provoque en nous un tsunami de frissons rien moins qu’orgasmiques, à plus forte raison quand le four susnommé a entraîné le suicide d’un ou plusieurs producteurs, et a ruiné à tout jamais la réputation des étoiles qui scintillent à son générique.

Il n'y a pas qu'un Néron qui sommeille en Valentine, mais aussi une Salomé !

Vous reconnaissez-vous dans cette exquise esquisse ?… Non ?...

"Pas encore", suis-je tentée de pronostiquer ; car c’est justement mon propos du jour que de vous sensibiliser à la beauté fascinante des plus beaux désastres cinématographiques -- désastres de vaste amplitude cela va sans dire.

Evidemment, vous me connaissez maintenant depuis assez longtemps pour savoir que nous n’allons pas enfoncer des portes ouvertes. Pas question de vous parler du Cléopâtre de MANKIEWICZ et de ses dépassements budgétaires pharaoniques (mouais, je sais, elle est facile celle là...) qui n’eurent d’égal que les caprices de sa vedette féminine (oui, celle-la même qui vient d'avaler l'aspic...) D’abord, contrairement à la réputation de gouffre à millions de l’œuvre incriminée, les années passant, le film serait bel et bien rentré dans ses frais ; mais la malhonnêteté des comptables de la 20th Century Fox aurait fait clôturer les comptes avant qu’il ne passe dans la colonne « profit », pour ne pas avoir à verser le pourcentage réclamé par la TAYLOR (paix à ses cendres) sur d’éventuels bénéfices.

Pour fêter dignement le premier anniversaire de ce divin temple de la camp culture, allons plutôt baguenauder joyeusement dans de sombres et impénétrables forêts, remplies de cadavres décharnés confits dans le formol de l’oubli ; et inaugurons une nouvelle rubrique consacrée à l’exploration du meilleur du pire du 7ème Art, avec un intitulé en forme de « Sésame »:

ONCE UPON A FLOP !

Pour commencer, permettez-moi d'abattre ma carte maîtresse du jour : Les Horizons perdus ! Un remake tout ce qu’il ya de pourrave du classique de Frank CAPRA, affichant un générique qui n’aurait pas dépareillé dans un disastrer movie d’Irwin ALLEN : Peter FINCH, Liv ULLMAN, George KENNEDY, John GIELGUD, Olivia HUSSEY et Michael YORK, pour ne citer que les plus illustres...

Cette jolie petite troupe met toute sa bonne volonté à nous narrer avec un sérieux papal les aventures d’un groupe de rescapés d’un crash aérien. Alors qu’ils en sont à tirer à pile ou face pour choisir entre le suicide collectif ou la survie par le biais d'un cannibalisme de bon aloi, les voilà qui sont miraculeusement secourus par une troupe de sherpas, qui viennent à leur rescousse pour les emmener dans une vallée paradisiaque cachée dans les replis de l’Everest, où les habitants semblent ne pas subir les outrages des ans et vivre dans une harmonie que rien ne vient ébranler.

A Shangri-La, il paraît qu'on ne vieillit pas... Michael YORK aurait dû y demeurer...

Cette production Ross HUNTER de 1973 se révélera un tel flop que même les faramineux avoirs engrangés par la précédente production du bonhomme (Airport premier du nom) n’ont pas suffit à empêcher le naufrage d’une carrière on ne peut plus prestigieuse et qui se terminera sur cet invraisemblable faux pas. Faut dire aussi, qu’est ce qui a bien pu convaincre le pauv'père de s’aventurer dans une entreprise aussi désespérée ?...

Soyez tranquilles, j'ai la réponse :

Comme pas mal de producteurs de l’époque, HUNTER reste fasciné par les recettes colossales de La mélodie du bonheur, le maelstrom de guimauve orchestré par Robert WISE huit ans plus tôt. C’est peu dire que les 150 millions de $ de recette engrangés par la soupe au miel de RODGERS et HAMMERSTEIN ont rendu l’oreille musicale à plus d’un producteur en place. Alors on fouille les tiroirs, on secoue les scénaristes… et parfois -- et même plutôt deux fois qu’une -- on accouche d’une monstruosité boursouflée et déjà vouée à la hasbeenisation (ne cherchez pas dans le dico, ça vient de me sortir comme ça, d’un coup...), avant même d’atterrir dans les salles obscures.

Cherchez le flop...

C’est qu’entre le carton de Julie ANDREWS et la mise en chantier de ces mastodontes aussi lourds que coûteux, Hollywood a pris un virage à 180 degrés grâce aux guidons des pétrolettes de Dennis HOOPER et Peter FONDA... Les meringues sucrées doivent laisser la place au carton de LSD ; Hello Dolly ! peut rentrer chez elle regarder passer la parade : Easy Rider est dans la place !... Mais la lourdeur du système hollywoodien va faire qu’une dernière cargaison de ces dinosaures chantants va déambuler sur les écrans pendant quelques temps encore, alors que plus personne ne les attend -- et surtout, n’en veut !...

Au rayon de ces entreprises désespérées, entre les derniers entrechats asthmatiques de Fred ASTAIRE dans La Vallée du bonheur ou Peter O’TOOLE se ridiculisant à jamais en essayant de se concentrer sur son playback dans L’Homme de la Mancha, figure donc en bonne place, (voire en dessus de cheminée) notre Lost Horizon, jamais sorti sur les écrans de France et de Navarre, pas plus qu’en vidéo ni dvd.

Avouons qu’il faut être sacrément vicieux pour goûter aux délices de ce gloubiboulga musical : une romance saccharinée avec Peter FINCH roucoulant des chansonnettes niaiseuses et horripilantes pour se taper une Liv ULLMAN toute en fadeur et "taches de son", jouant ici la reine des têtes à claques de Shangri-La. (Shangri-la, c’est le nom de la vallée utopique dont je vous parlais plus haut, vallée où dégouline l’ennui et la fadeur à longueur d’éternité… et c’est long, l’éternité, quand on doit se taper ce genre de régime hyper-glycémique matin, midi et soir...)

Peter FINCH et Liv ULLMAN

« I never miss a Liv Ullman’s Musical », aurait déclaré la Divine Bette MIDLER lors de la sortie du film, alors que celui-ci affichait un box-office à peu près égal à un film de Chantal Ackerman en deuxième exclusivité à la Maison de la Culture de Corbeille-Sud. Et comme je la comprends ! Car si j’avais eu la mauvaise idée de louper la diffusion de cette perle faisandée sur une chaîne thématique belgo-luxembourgeoise (!) voici quelques décennies (ce qui explique la qualité chancelante du document, et l’horrible pan and scan qui le défigure), je serais passée à côté de l’unique occasion de voir George KENNEDY entonner une sérénade pour une Sally KELLERMAN dépressive, ou John GIELGUD danser la gigue de la fertilité (et je vous jure que j’exagère à peine !...)

Bobby VAN confond Shangri-La et Outreau.

Le plus difficile évidement pour clôturer ma chronique, c’est de choisir l’objet du délit !

Eh bien, si nous prenions justement la révélation par GIELGUD à un Peter FINCH des plus placides -- voire lymphatique -- des secrets de Shangri-la, avant que Liv ULLMAN nous entonne d’une voix qui n’est pas la sienne (sans vouloir ragoter) une chansonnette-maison incroyablement exaspérante : The World is a circle (merci de nous l’apprendre !...)


Oh, allez !... soyons folle ! c’est la maison qui régale : poussons le vice un cran plus loin, et allons donc jeter un coup d’œil sur cette fameuse danse de la fertilité.

Pas la peine de vous trémousser de façon lubrique à l’énoncé de la chose, vous allez vite vous calmer devant le constat…


Si ça ressemble à ça, les jours de fête à Shangri-La, je ne voudrais pas débarquer en plein Carême !!!

L'AVIS DE BBJANE

Lost Horizon fut, et pour cause, la dernière production cinématographique de Ross HUNTER, qui, ne distinguant plus l'ambition de la galéjade, commet ici l'une de ces monstruosités typiquement hollywoodiennes qui font le régal des campers. Inconcevable, le projet l'était dès le départ, et l'on se demande par quel aveuglement la Columbia consentit à lui donner corps. Faire un remake des Horizons perdus de Frank CAPRA (1937) était en soi une idée défendable, encore que ce film assez surestimé avait enregistré de piètres scores en son temps — il ne devint un « classique » que des années plus tard, et s'appuyait sur un matériau très daté : un médiocre roman utopiste de James HILTON, auteur d' « Au revoir monsieur Chips » et co-scénariste de Madame Miniver (William WYLER, 1942). Beaucoup plus saugrenue était l'idée de l'adapter en comédie musicale et de réunir pour ce faire un casting de vedettes ne sachant ni chanter ni danser — à l'exception de Bobby VAN, éphémère « jeune talent » des années 50.

Fidèle au film de Capra, Horizons perdus raconte l'aventure de cinq européens recueillis dans une mystérieuse lamaserie, après que l'avion dans lequel ils fuyaient une Chine en guerre se soit écrasé dans l'Himalaya. Shangri-La, niché au cœur de la Vallée de la Lune Bleue, est un havre de paix dont les habitants vivent en parfaite harmonie, dans l'ignorance de la maladie et du vieillissement. Le diplomate Richard Conway (Peter FINCH), la journaliste Sally Hugues (Sally KELLERMAN), l'industriel Sam Cornelius (George KENNEDY) et l'humoriste Harry Lovett (Bobby VAN) subissent rapidement l'envoûtement du lieu et s'abandonnent à sa félicité, contrairement à George (Michael YORK), le frère de Conway, bien décidé à rejoindre la civilisation. Conway apprend que leur présence à Shangri-La n'est pas due au hasard mais voulue par le Grand Lama (Charles BOYER), qui souhaite le désigner comme son successeur. Séduit et honoré par cette requête, il se laisse pourtant convaincre par son frère de quitter la vallée en compagnie de Maria (Olivia HUSSEY), une jeune fille dont George s'est épris. Au cours de leur voyage à travers les tempêtes de l'Himalaya, Maria est victime d'un vieillissement soudain et meurt sous l'aspect d'une femme de quatre-vingts ans. George, pris de panique, se jette dans une crevasse (!), et seul Conway survit à l'aventure. Obsédé par le souvenir de Shangri-La, il s'enfuit de l'hôpital où il est soigné et parvient à rejoindre la lamaserie.

Le meilleur jugement sur le film (qui peut aussi tenir lieu d'analyse) fut émis par Bette MIDLER lorsqu'elle déclara à un journaliste : « Je ne raterais jamais un musical avec Liv Ullmann ». Le choix de l'actrice-fétiche d'Ingmar BERGMAN, incarnation de la neurasthénie existentialiste, pour interpréter une institutrice rousseausiste et cabriolante calquée sur la Maria de La Mélodie du bonheur, résume assez l'inanité de l'entreprise. Son interprétation de « The World is a circle » (doublage de Diana LEE), où elle entraîne ses élèves dans une sarabande à travers la campagne en balançant les bras et en gambadant mollement, laisse le spectateur effaré. Il en est de même du reste de la distribution, complètement sclérosée dans des numéros musicaux ressemblant à des versions chloroformées de pitreries bollywoodiennes. Peter FINCH chante mentalement ses chansons, ce qui lui épargne l'effort de s'ajuster au playback de Jerry WHITMAN (son duo « intérieur » avec Liv ULLMAN, où tous deux chantent dans leurs pensées, est un grand moment d'ineptie) ; Sally KELLERMAN, encore moins gâtée, a deux scènes dansées dont elle s'acquitte avec l'élégance d'une planche à repasser : la première est un grotesque duo avec Olivia HUSSEY (doublée par Andrea WILLIS) dans la bibliothèque de Shangri-La (dont les étagères recèlent un exemplaire du « Readers Digest », ce qui surprend en un lieu censé abriter la plus haute culture de l'Humanité) ; la seconde la voit se déhancher laborieusement sur les rochers d'une rivière, en compagnie d'un George KENNEDY heureusement cantonné au rôle de spectateur. Une « danse de la fertilité » impliquant Olivia HUSSEY et des athlètes en pagnes provoqua une telle hilarité chez le public des avant-premières qu'elle fut retirée du montage, ainsi que 23 minutes de mélodies. Subsiste hélas une pathétique cérémonie nuptiale, pour laquelle Burt BACHARACH et Hal DAVID écrivirent peut-être la pire des chansons d'une bande originale riche en calamités, « Living Together, Growing Together », dont les paroles sont au diapason des autres compositions : « D'abord un homme, cela fait un / Ensuite une femme, cela fait deux / Ajoutons un enfant, et qu'obtenons-nous ? / Plus que trois, nous avons ce que l'on appelle une famille ! »

Ross HUNTER déclara en 1975 à la journaliste Rona BARRETT qu'il était parfaitement conscient de la médiocrité des chansons, mais que la préproduction était trop avancée lorsque BACHARACH et DAVID les lui remirent, et qu'il n'y pût rien changer. Cet argument ne l'exonère pas de l'aberration du casting, qui culmine dans l'attribution du rôle de Chang, l'éminent sage de Shangri-La (refusé par Toshiro MIFUNE), au vénérable John GIELGUD, involontairement hilarant sous un maquillage d'asiatique digne des serials des années 30 — ce choix parut tout aussi inconvenant à la Ligue des Citoyens Japonais-Américains, qui protesta auprès de la Columbia. Dans sa correspondance, le grand comédien shakespearien se plaignait volontiers de ce « rôle stupide » qui « pas un moment ne [lui] laiss[ait] la plus légère opportunité de jouer », et se disait honteux de s'être laissé corrompre par la perspective d'un cachet propre à compenser « le désastre de [s]on impôt sur le revenu d'il y a trois ans ». « Le maquilleur est le seul qui devrait être crédité, car le rôle est pratiquement inexistant », ajoutait-il non sans raison (in Sir John Gielgud : A Life in Letters, Arcade Publishing, 2005). Un autre heureux bénéficiaire des largesses de la production fut le scénariste Larry KRAMER : en faisant fructifier les 300 000 dollars reçus, il put se lancer dans la création d'Act Up, la célèbre association militante de lutte contre le Sida (in « The Advocate », 24 juin 2003). Ross HUNTER fut le plus affecté par le flop de Lost Horizon, qui, rebaptisé Lost Investment (« Investissement perdu ») dans les milieux hollywoodiens, lui valut le sobriquet infamant de « Lost Her Reason » (« Elle a perdu la raison », féminisation due à son homosexualité).


8 commentaires:

  1. je disais donc: merci BB pour ce passionnant complément d'enquête!

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  2. ...et je ne savais pas que Hilton était aussi responsable de l'exaspérante Mrs Minniver!!!

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  3. Mesdames, bien que nous n'ayons pas eu la chance de voir cette production Hunter (voilà pourquoi l'équipe de Soyons-Suave au grand complet va de ce pas s'enfermer dans un placard pour pleurer), n'y a-t-il vraiment rien à sauver ? Parce qu'honnêtement, vos articles donnent plutôt envie :) Très envie même...

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  4. Je ne connaissais pas ce titre et n'avais pas idée que Ross Hunter ait pu finir sa géniale carrière sur un tel dérapage. "Lost her reason", j'adore !!! :)
    Merci pour la découverte mais je ne suis pas sûr de vouloir jeter un oeil sur le film. Quoique...

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  5. oooooh si!!!! ...ne vous refusez pas ce plaisir diaboliquement décadent! La première fois ça fait bizarre, on est entre consternation et accablement, mais très vite ça devient comme une drogue. Moi même, maintenant, il 'm'arrive d'avoir une de ces stupides chansons en tête en mode "repeat" pendant toute une journée!

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  6. mieux vaut tard que jamais, ceci est une réponse au message de "soyons suave":
    Ô que si il a quelque chose à sauver su désastre! ...les plans de l'avions, qui servirent de stock-sho à Spielberg pour "les aventurier de l'arche perdue"!
    Remarquez, dans la série "rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme" , si en regardant le film on peut se demander pourquoi cette lamaserie en plein coeur de l'Himalaya affiche d'étrange similitude architecturale avec le style roman européen, c'est parce que Ross Hunter à fait retaper les décors du CAMELOT de Joshua Logan!, un peu de lierre, une couche de peinture, un bon coup de balais, et allez hop! voilà Shangri-La!

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  7. J'ai tellement ri que j'ai cru mourir... (ça peut encore arriver, je suis rouge comme le homard que je viens de cuire !)

    Shangri-La, ce nom me disait quelque chose. Il figure dans "La Momie 3 : le tombeau de l'empereur dragon".

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  8. mdrrrrr que dire d'autre???? Je juble,je piaffe, je hais Liv Ullman!!! et au moins maintenant je sais pourquoi Warren Beatty l'a quittée!! (pourquoi tout cela a commené, par contre,je reste perplexe)
    Celine la saga

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